La fin d’un monde
Avant d’être un film, Le Guépard est l’unique roman d’un extravagant écrivain. Giuseppe Tomasi, 11e prince de Lampedusa et 12e duc de Palma, et le dernier mâle d’une famille que des biographes...
le 16 mars 2020
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On peut reconnaître dans l'œuvre de Luchino Visconti la présence d'une trilogie dans laquelle l'Histoire, saisie à des nœuds particulièrement significatifs, est traitée comme opéra de la réalité : Senso, Le Guépard et Les Damnés. Les deux premiers films relatent des épisodes du Risorgimento, à Venise en 1866, en Sicile en 1860. Le troisième évoque l’avènement du nazisme, dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. En adaptant le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, le cinéaste a cédé à la séduction d'un monde moribond et encore superbe, surpris au moment de son affrontement avec l'avenir. Mais l'attrait de cet univers qu'il connaît bien pour lui appartenir exclut-il, ainsi qu'on l'a parfois écrit, un jugement implicite ? Ce qu'on n'a pas reproché à Senso, qui explore la passion d'une femme trompée et bafouée, est un grief parfois fait au Guépard, alors que le film met en évidence la voracité d'une classe dirigeante qui tient à se survivre. On l’a trop souvent considéré à partir de son prétexte, sans se soucier d'en étudier vraiment la construction ni les dialogues, et en ne se référant qu'à une rapide identification Visconti/Salina, ou bien encore à la mise en images dont on n’a pu que saluer l'incomparable somptuosité. C'est un peu prendre les choses à l'envers. Le questionnement de l'Histoire — il s'agit ici de montrer comment l'Italie a échappé aux républicains de Garibaldi pour rester aux mains d'une oligarchie restaurée à coups de mésalliances, comme le mariage de Tancrède Falconeri avec la fortune d'un rustre — impose un grand niveau de crédibilité. Cette analyse n’est pas seulement agent d’élucidation, elle constitue le moteur même du drame. L’interférence continue et profonde de la fatalité historique et du devenir humain est au centre de la tragédie contée par l’artiste. Discours qui voit en quelque sorte la passion s’opposer à la raison, mais plus fondamentalement discours d’un homme qui se sait perdu et dont le génie fut de nous conter cette perte.
Don Fabrizio de Salina, grand seigneur sicilien, assiste avec un détachement de plus en plus prononcé aux derniers feux d'une aristocratie qui s’éteint, dans le même temps qu'il se sent guetté par sa propre finitude. La bourgeoisie accède à la puissance économique et politique que détenaient les féodaux. L'unité italienne reflète un bouleversement des rapports de classes. Salina sait qu'il est déjà un personnage anachronique, mais ceux qui l'entourent vivent encore les rêves dérisoires de la noblesse héréditaire. Seul son neveu Tancrède a conscience du devenir historique et il compose avec le siècle. Résumé ainsi, le sujet est spécifiquement viscontien. La façon presque charnelle qu'a la mise en scène de révéler la beauté de tout ce qui est, pour rendre plus prégnant le sentiment de sa disparition, trahit l'idée fondamentale d’une œuvre placée sous le signe de la lutte de l’ancien et du nouveau. C’est pourquoi Le Guépard, qui fait assister au douloureux enfantement d’un monde, est tout sauf le chef-d’œuvre académique d’un antiquaire. La sensation pure procurée par les images, comme une suite de moments privilégiés où se découvre l’essence des choses, ces extérieurs magnifiques et ces intérieurs réels dans lesquels on se surprend à vivre avec une intensité nouvelle, font du film la résurrection d’un monde sauvé de l’épreuve du Temps. Ainsi le dialogue entre Salina et Don Ciccio dans la montagne s’accorde-t-il à la majesté suffocante d’un paysage figé comme, selon la formule proustienne, "un alliage d’or fixe et d’indestructible azur". Le prince est le gardien d'une splendeur passée qui semble s’être figée dans un éternel présent, une sorte de dieu abstrait auquel, du décor au moindre geste, tout est soumis. Mais il est assez lucide pour voir cette beauté disparaître peu à peu, à l’instar des couleurs claires et vives qui lentement se déploient dans des nuances toujours plus atténuées. C’est comme si l'image portait en elle le recul du temps : l'éclat de Senso a cédé la place aux teintes du pastel. Les rouges sont roses, les bleus se fanent, jusqu'aux tonalités violettes, signées de mort, qui closent le film.
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La sublime reconstitution historique témoigne du même soin, du même souci d’authenticité qui rendirent vrais les pêcheurs d'Aci Trezza dans La Terre Tremble. La précision des décors et des costumes, la remise en état du palais, le travail méticuleux des ensembliers concourent à la nécessaire définition d'un cadre, d'un mode de vie à quoi le réalisateur oppose des différences critiques : la pénombre oppressante et dorée des chambres et des salons fastueux ou s'accomplissent les rites et les prières, les ruelles de Palerme, les habitants de Donnafugata, la terre écrasée, empoussiérée de chaleur ou ravagée par la pluie. Opposition dénonciatrice de la mainmise d’une caste. Qu'est-ce que la Sicile pour la famille Salina ? Un terrain de chasse, un lieu de pique-nique bien fatigant à traverser, mais aussi une île plongée dans un sommeil millénaire que viennent à peine ébranler les vagues de l’Histoire. La première affaire à traiter en arrivant au fief ancestral est de se rendre à l'église, comme en procession d’action de grâces, blanchis de la poussière des chemins (un travelling les saisit tous, l'un après l'autre, comme des statues de pierre accablées par le jour d’été). Peut-être faut-il remercier le ciel d'être parmi les élus, les privilégiés, ceux qui, comme le souligne le prince avec une dérision morose, se croiront toujours "le sel de la terre" — justement, le sel d'une terre qu'ils ne touchent pas. Salina a compris que la révolution italienne s’accomplit aux dépens des plus pauvres, et c’est pourquoi il refuse de prendre sa part à la marche des choses. Aussi décline-t-il un siège au Sénat. La manière, à la limite de la charge, dont Visconti traite politiquement et socialement l'Histoire, est dépourvue d'ambiguïté. L'accession de Don Calogero à la mairie, sa croix toute neuve sur le poitrail le soir du bal, les combinazione qui lui ouvrent, ainsi qu'à son futur beau-fils, les voies de la politique, les réflexions de ce dernier, le mépris de la noblesse pour ceux de qui elle sert les intérêts, tout compose une fresque tissée dans une étoffe royale, d'où les illusions et les sentiments autres que l'égoïsme et l'ambition sont bannis.
Le tableau que brosse le cinéaste, avec un sens plastique exceptionnel, est d’une lucidité presque sarcastique. Son attitude transite essentiellement par le personnage du guépard, animal héraldique de la maison Salina, qui l’a passionné pour bien des motifs. L’attachement de Fabrizio à des valeurs défuntes, son âge et son caractère qui le portent à jeter sur toute chose le regard désenchanté de celui qui n'est pas dupe, ne l'empêchent pas cependant — même si le point de vue de Sirius l'emporte — d'exercer sa verve sans trop de ménagements (contre les jésuites ou contre sa femme), ni de moquer les couards réfugiés sur un navire anglais en rade de Palerme ou les "guenons" qui font tapisserie au bal, suspendues à un arbre généalogique qui dé-génère. Son neveu lui doit beaucoup, et l'affection que Fabrizio lui porte est peut-être le seul sentiment vrai qu'on puisse noter. Cynique, avide et sans scrupule, Tancrède est quant à lui un jeune loup adopté par le guépard. La figure d'Alain Delon joue sur cette différence de nature : il est prêt à n’importe quoi, avec un rien de vulgarité dans l'assurance qui est la marque d'une génération nouvelle, affairiste, calculatrice, ambitieuse par-dessus tout, dépourvue de convictions. Il est le fauve séduisant qui convient à des temps nouveaux. Le couple Delon-Lancaster, superbe de complicité, traverse cette décadence majestueuse en mariant l'insolence et la hauteur, et en se donnant de surcroît le luxe d'imposer l'aveuglante beauté d'une plébéienne, saine, terrienne et sensuelle, à la cruelle galerie de portraits abîmés rameutés dans les salons de Pontoleone.
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Formellement, Visconti atteint un degré de perfection qui incite à aligner superlatif sur superlatif. Le traitement admirable de l’espace (portes en enfilade, profondeur de champ, expressivité des mouvements latéraux, disposition des protagonistes) pourrait à lui seul faire l’objet d’une étude. Et de nombreuses scènes, telles le Te Deum dans la cathédrale et la sortie des calèches jusqu’à la fin de la messe, développée sur le tissu mélodique de l’orphéon et de l’orgue, génèrent un lyrisme fulgurant. Mais le pointillisme n’a que faire dans cette approche : l’impressionnisme de l’auteur est emporté par un souffle qui ne laisse nulle place au maniérisme ou à la préciosité. Bien loin de s’extasier sur ses lustres, ses toilettes et ses crinolines, le film reste d’abord l’autopsie au scalpel d’une société déliquescente. De façon révélatrice, il est encadré par deux morts. Au début, celle d'un soldat qui a le mauvais goût de venir expirer dans les jardins de la villa après les escarmouches contre les chemises rouges garibaldiennes, et qu'on traite à peu près comme une charogne. La dernière est préparée à plusieurs reprises : par le général ridicule qui quitte le bal pour aller fusiller les rebelles, par Tancrède qui l'annonce avec désinvolture à Concetta et Angelica à la fin. Alors que dans Senso on voyait exécuter le lieutenant déserteur dénoncé par sa maîtresse déshonorée, c'est seulement les salves du peloton qu'on entend dans Le Guépard, assorti d'un commentaire approbateur et pâteux de Don Calogero. Cela entre deux plans sur Fabrizio, agenouillé dans la rue pour saluer le passage d'un curé précédé d'un enfant de chœur secouant une sonnette, et portant le saint-sacrement dans un taudis. On comprend dès lors que ce film soit, en définitive, la confession de Visconti. À mesure que le récit progresse, il raconte moins une histoire qu’il ne peint un état d'âme. Et à l'heure du souper, les mauves et les verts s'assombrissent jusqu'à l’endeuillement. Les larmes du guépard, au petit matin, sont le signe physique de cette faiblesse qui parvenait jusque là à se cacher derrière les fastes un peu lugubres des rituels d'une classe condamnée. La longue marche solitaire qu’il entreprend à l’aube, Visconti s’interdit de l’interrompre sur un quelconque espoir en un avenir chimérique — seuls résonnent les coups de feu sous lesquels meurt l’idée de liberté.
Par son étirement (quarante-cinq minutes), la célébrissime scène de bal au cours de laquelle Angelica (Claudia Cardinale en mode déesse) est introduite dans le gotha synthétise tous les enjeux du film. Les nouveaux riches évaluent comme des épiciers le prix des bibelots anciens — ils s’apprêtent à hériter des privilèges de l’aristocratie. Tancrède l’opportuniste a gagné leurs rangs ; il ne veut désormais plus rien savoir des idéaux pour lesquels il a un temps combattu et a rejoint le nouveau roi Victor Emmanuel. Mais la danse entre Salina et Angelica, qui reconnaît en lui son prince et en fait le véritable maître de la soirée, constitue le seul moment où les noces du passé et de demain semblent pures. Fabrizio embrasse la paume de la jeune femme, et l’émotion, au milieu des costumes, des décors et des figurants en bataille, jaillit de ce baiser. Quand le héros, un instant plus tôt, éprouve le poids de l'âge et s'attarde à contempler La Mort du Juste de Greuze, il pressent qu'il va devoir quitter le monde avant même que le monde le délaisse : sa dernière valse sera la plus belle sortie qu'il puisse désirer. Mais il ne cesse pas d'aimer ce monde qui l'abandonne. Son temps est doublement révolu. Le refus de l’ordre bourgeois par Visconti, comte lombard et communiste exempt de toute condescendance patricienne, correspond à l’attachement passionné et charnel envers un pays inhospitalier, avec son climat oppressant et son sol desséché qui, selon le prince, refuse depuis des siècles toute transformation. Au fond, ce sont les adieux de l’artiste à l'homme qu'il n'a pas cessé d'être, des adieux toujours recommencés peut-être, mais que l'interprétation de Burt Lancaster a magnifiés. De Salina, l’acteur américain a non seulement l’imposante stature mais l’autorité, la prestance naturelle, l’élégance et l’esprit. Il exprime cette perception sensible du réel, cette distanciation mélancolique, cette amertume secrète que ressent tout homme conscient de ses limites, de ses doutes, du caractère éphémère de ce qui se fait et se dit. Dans Le Guépard, le regard posé sur le passé est celui d'un sceptique. On peut regretter que l’histoire italienne ait été cela, mais on ne la changera plus pour autant. La vérité, elle aussi, a sa noblesse.
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le 26 juil. 2015
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