Pierre, Catherine et Hélène. Tous les soucis sentimentaux qui se posent à un homme de quarante ans appartenant à un milieu aisé. Pierre exerce la profession d'architecte. Il a un grand fils avec lequel il s'entend bien, sans tout à fait le comprendre ; un père encore sémillant qui est un incorrigible tapeur. Séparé de sa femme, Catherine, il vit avec la rayonnante Hélène. Mais il ne sait plus exactement s'il aime celle-ci autant qu'avant. Il cherche à voir clair en lui-même. Il trouve parfois Hélène un peu trop passionnée, trop exigeante. Pierre, Catherine, Hélène et la Mort. Une route de campagne que bloquent deux camions, une voiture de sport lancée à cent à l'heure qui franchit un talus, culbute une borne, effectue deux tonneaux pour s'immobiliser enfin contre un arbre, dans une prairie semée de coquelicots et de bleuets, sous un gai soleil de printemps. Le genre d’accident bête dont personne n’est responsable, que l’on a le temps de voir venir mais pas d’éviter. Et puis Pierre allongé, à demi inconscient, les arcades ouvertes et barbouillées de sang, comme un boxeur. Pierre en face de sa mort, le visage déjà terreux, le nez sur un brin d’herbe, se raccrochant à des bribes de souvenirs. Il y a les vacances à l’île de Ré, avec Catherine, et le voilier glissant sur la mer étincelante. Il y a la première rencontre avec Hélène, à La Rochelle, lors d’une vente aux enchères, et la commode Renaissance qu'ils se sont disputée sous le marteau du commissaire-priseur. Il y a les embêtements professionnels, cette absurde querelle avec un promoteur qui prétendait remplacer les jardins d'un grand ensemble par des parkings. II y a encore ce qu'imagine Pierre sombrant dans le coma, et cette pensée enfantine : "J'ai esquinté mon costume."


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Combien pèsent peu alors ces choses qui dévorent la vie, combien elles apparaissent dérisoires. Des gens ont arrêté leurs autos, ils se penchent sur vous — car il s'agit de vous, de moi, en somme — plus curieux qu'effrayés, avec leurs bonnes gueules de vivants, et vous agonisez sous un pommier, vous aurez droit à deux lignes dans le journal à la rubrique des accidents de la circulation. Personne ne songe à ce qui va disparaitre avec vous d'unique et de précieux, alors que, nageur épuisé, vous vous abandonnez au courant qui vous entraîne dans les profondeurs. Personne ne pense à ce que vous avez représenté, pour les femmes qui vous ont aimé, d'exaltation, de tendresse, de plaisir. Le monde va s'arrêter avec vous et personne n’en a conscience. Il aura suffi de quelques secondes, d'une embardée et d'un champ de fleurs. Adieu, Pierre. Ceux qu’il laisse derrière lui ne sauront jamais que l’homme qui les a quittés n’était plus exactement celui qu’ils connaissaient. Car il s’était libéré de cette espèce de complaisance inconsciente qu’il avait à l’égard de lui-même et qui lui permettait de vivre sans faire de choix véritable. Dès le début du film, on a deviné à d'imperceptibles signes qu’il était condamné. Il était devenu, sans raison, irritable et inquiet, comme s’il avait pressenti que le destin lui avait fixé rendez-vous, entre Paris et Rennes, en la personne d'un camionneur qui calerait soudain son moteur sur sa droite, ne lui laissant aucune chance. Sommeillant au côté d'Hélène, parmi des draps défaits, les traits froissés, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte, il avait eu, un instant, une expression effrayante. Parce que tout est compliqué, parce qu’il faut choisir et donc se déchirer soi-même, entre ce que l’on croyait éteint et ce qu’il faut encore conquérir ou affermir. Parce que continuer à vivre c’est aussi sans cesse devoir recommencer, et qu’à cet âge les forces, l’élan, l’illusion font peut-être défaut pour un nouveau départ. Parce que les autres, les jeunes (Hélène, Bertrand) sont exigeants, et qu’on est plus vulnérable encore en face d’eux, se blessant à leurs angles que l’existence n’a pas eu le temps d’arrondir. La vie est ainsi faite de légers décalages, de retraits successifs qui renvoient l’être humain à l’épaisseur de son mystère.


Avec Les Choses de la Vie, Claude Sautet amorce un virage décisif qui va modeler toute son œuvre à venir et forger son image de radiographe des mœurs bourgeoises. Il réussit si bien à décrire ce milieu qu’on a eu tendance à considérer que son cinéma était simplement en osmose avec son temps. Pourtant le classicisme du metteur en scène se confronte ici à des inventions plus audacieuses. La voix intérieure de l’accidenté, dont on continue à percevoir une vision objective jusque dans sa submersion, charge d’un poids mortifère les évocations qui resurgissent — comme une mémoire d’outre-tombe. L’œuvre n’est pas sans faire écho à deux films réalisés à la même époque : L’Arrangement d’Elia Kazan et Je t’aime, Je t’aime d’Alain Resnais. Mais là où ce dernier accumule les revisitations du même moment et poétise le mécanisme de la mémoire, Sautet esquisse par touches délicates les tours et détours d’une ligne de vie précocement brisée. Ces touches jaillissent au hasard : le rouge flou d’un coquelicot, sur le bas-côté de la route où Pierre est allongé, appelle le rouge de la robe de sa maîtresse. Et la projection du héros dans un avenir hypothétique est troublée par la vision du véhicule qui l’a mortellement percuté. Quant à l'épilogue, il est bâti sur une dualité de points de vue jamais indiquée comme telle, mais s'exprimant par les faits : Catherine déchire la lettre (mode majeur), Hélène apprend la catastrophe (mode mineur, dans l'apparence, due à une distanciation dont l'habileté se masque sous le plus grand naturel), mais mode majeur pour nous spectateurs, affectivement : ses vêtements clairs se perdent dans la blancheur croissante de la solarisation. Jusqu’à cette conclusion, le récit fonctionne telle une sonate à deux mouvements. En général, tout film qui implique un déroulement prolongé dans le temps tend à sécréter une structure double pour se développer : la dramaturgie que menace la chronique et celle que contamine le théâtre. La stratégie du cinéaste lui permet de l'unifier en une seule ligne mélodique. Ceci sans que jamais le mouvement de balancier entre ces perspectives se perde dans le brouillamini ou dans une alternance trop polie pour être honnête.


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Une égale maîtrise est perceptible dans le rythme de tension à l'intérieur des scènes : sa netteté, sa simplicité y introduisent une équivalence presque sournoise entre les moments de question (la scène avec le père) ou de réponse (celle avec le fils), d'euphorie (l'anecdote du vin de pays, la vente aux enchères) ou de drame (la fausse rupture en voiture, le guichet de la poste). Elle éclate dans un coup de force : le pano filé de droite à gauche sur les feuillages, stoppé par un calme plan d'azur mettant en en place le dispositif qui va piéger le protagoniste. Or cette intervention délibérée de la mise en scène, soulignée par la paix d'une "Nature" tranquille et par la clarté de la photographie, rend l’accident à la fois plus terrible et moins mélodramatique. On retrouve là cette recherche perpétuelle de sérénité que Sautet admire tant chez Hawks, à la faveur de distances étrangement harmonieuses entre les personnages. La plupart de ceux-ci ne sont que des silhouettes, mais très vivantes et d'un extrême naturel. Pierre est ainsi développé comme en creux. Nullement antipathique, il est dévoré de mimiques complexes (nervosité, difficulté à s'exprimer) davantage qu'il ne manque de volonté. Tandis que son identité se désagrège d’une certaine manière par son "étalement" (avant de se retrouver, de se réaffirmer dans la trompeuse quiétude qui anticipe sa disparition), le film compose le portrait toujours plus profond d’Hélène. Éprise d’absolu, elle est l’unique don de l’existence que cet homme intègre ne puisse accepter parce qu’il est déjà trop tard. "Pour qui sonne le glas..." Que son avenir reste totalement dans l’ombre ajoute au pathétique de ce rôle superbe. Par la seule image où, avec des sanglots de joie, elle s’empare d’un téléphone et demande à une amie de lui prêter sa voiture, elle est capable d’arracher des larmes à quiconque sait que l’éternel est constitué d’éphémères.


Claude Sautet ose ainsi aborder le thème de la mort avec une absolue franchise, calmement, modestement. Non pas la mort véhémente des tragédies, qui ne saurait vraiment concerner le spectateur-type de films, mais l'humble mort sans phrases des faits divers, celle qui attend chacun de nous au détour du chemin. Confronté à son terme, le quotidien devient ainsi fatalement définitif. Ecrasés d'angoisse, on en arrive à s’identifier à Pierre, à mourir avec lui. Jouant sur des images arrêtées, des ralentis et une mise au point qui passe du premier à l’arrière-plan, le réalisateur exprime comme personne, avec des événements parfaitement banals, la vanité et la vulnérabilité des choses humaines, cette inéluctable approche du royaume dont on ne revient pas. Pas de place dans cette vision dilatée pour la psychologie démonstrative. Pas de personnages-types, de modèles ou de cas. Les êtres sont décrits à un niveau d’apparences et de visions extrêmement simple. Il fallait pour cela des comédiens de très grande pointure comme Michel Piccoli, Romy Schneider et Léa Massari, et un dialoguiste subtil et précis comme Jean-Loup Dabadie, capable de faire jaillir l’émotion des répliques les plus communes. L’air parfumé est plein de chants d'oiseaux. Les arbres frissonnent sous une douce lumière. Pierre, au volant de son Alfa, fredonne ou se parle à lui-même. Hélène, impatiente et radieuse, pense au rendez-vous que son amant lui a donné dans un hôtel de Rennes. Catherine à la gravité rêveuse des épouses délaissées qui ont renoncé, depuis longtemps, à souffrir. Le grand fils s'amuse à fabriquer des rossignols et des tourterelles électroniques. Il est permis de penser que l'ancêtre fringant se répand avec des drôlesses. Le film de Sautet n'est pas désespéré. S'il laisse sur une vive impression de désarroi, il enseigne aussi à savourer, minute par minute, ce qu'il faut bien appeler le bonheur : une présence, un regard, un sourire, une rencontre, un meuble rare, un livre précieux, un dos nu, une pomme croquée, un mot tendre tapé au milieu d’une traduction d’allemand, une senteur d'herbe fraîche, un goût de sel sur la peau. Les dieux se chargeront du reste, on peut leur faire confiance. Ils adorent le drapé et les grandes orgues de la douleur.


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Thaddeus
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le 5 mars 2023

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Thaddeus

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