Big City Lights
Il est facile de réduire ce City Lights à sa bouleversante scène finale. Elle le vaut bien cependant tant elle se fait la synthèse de ce que le cinéma muet a de meilleur. L’absence de parole est...
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le 3 avr. 2014
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Il faudrait un critique exceptionnel pour jeter des jours originaux sur l’artiste qui, d’un coup de sa canne magique, transmue les poncifs en ineffable poésie. On l’a souvent rappelé : ceux-ci se taillent dans la même matière que celle-là. Tout dépend de l’esprit dont on anime une œuvre et de la forme qu’on lui invente. Comme les plus grands, Chaplin parcourt tout le spectre des sentiments, cristallise le suc de l’expérience humaine ; alors point la vérité, notre vérité, saisie au nid. Le précaire équilibre est constamment et miraculeusement réalisé par ce Don Quichotte clownesque ne vivant que de l’hilarité suscitée par son double de fiction. Le comique le plus décanté y brille d’un éclat parfaitement propre, reflet détaché du miroitement complexe de la réalité. Il suffit pour s’en convaincre de contempler encore et toujours cet impérissable combat de boxe, morceau d’anthologie pur et achevé, véritable ballet chorégraphique exécuté avec un style définitivement hors-série. À maints instants des Lumières de la Ville se produit une sorte de naufrage de la conscience dans le transparent remous du rire, d’où elle émerge comme lavée et ingénue, déjà happée par la séquence suivante. Et quand on essuie certaine humidité oculaire, on ne sait pas bien si c’est "l’eau du cœur" (comme écrit quelque part Montherlant) qui est venue dans les yeux ou celle, moins chaude et moins amère, du fou-rire. Il est probable que les deux soient intimement liées, tant le cinéaste nous délivre de l’angoisse dont il vient d’insuffler une bouffée en fixant vivement sur sa propre infortune tout ce qui nous fait peur ou mal, et en le moquant à travers sa personne. La petite bouquetière aveugle qu’il plaint et admire en silence l’asperge brusquement d’eau glacée ; le désespéré qu’il sauve le noie incontinent ; et lorsqu’il mime l’hymne à la vie au millionnaire neurasthénique, c’est le nœud coulant qui se trompe de cou. De telles ruptures exorcisent tout sentimentalisme à quatre sous. Chaplin ébauche, esquisse, précise, souligne légèrement quand il le faut, mais sait se retirer à temps afin que l’effet libéré se propage naturellement, telle la vibration dans l’airain d’une cloche choquée. Il ne fouaille pas les tripes, il pince le cœur, en faisant triompher le tact et la réserve, la concision et l’humilité. On est profondément touché par l’extrême pudeur de cette histoire d’amants qui ne se voient pas et se touchent à peine. Car le cinéma a beau être un spectacle, il est aussi le plus merveilleux support de l’intime.
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À la fin de La Ruée vers l’Or, sur le paquebot qui ramenait vers la civilisation les prospecteurs comblés, Charlot devenu millionnaire réendossait, pour poser devant les photographes, les hardes flottantes et trouées du vagabond. Comme Harron-al-Rachid parcourant les souks de Bagdad déguisé en mendiant pour savoir ce que le peuple pense du calife, il imaginait ainsi de vérifier par stratagème la sincérité de Georgia qui apparemment l’aimait pour lui-même puisque, le prenant pour un passager clandestin, elle cherchait à le protéger. Déjà la défroque du tramp lui servait de test. Dans Les Lumières de la Ville, il renouvelle et surtout dépasse cette métaphore. Dès la scène d’ouverture, qui montre le héros subversivement lové dans les bras de la rutilante Prospérité puis s’empalant sur l’épée de la Gloire, on trouve plus de réalisme dans la peinture de l’enfer métropolitain que dans la carte postale victorienne de l’invalide et de sa vieille mère que l’auteur utilise par contraste pour ses vertus archétypiques. Suite à une invraisemblable acrobatie de mise en scène fondée sur un bruit de portière (des centaines de prises et de tentatives auront été nécessaires afin de rendre immédiatement compréhensible, aux yeux du public, ce crucial concours de circonstances), Charlot est pris par la femme qu’il s’emploie à séduire pour ce qu’il n’est pas, à savoir un homme riche. Élément supplémentaire dans la chaîne des quiproquos et des confusions d’identité, l’improbable amitié que cultive un millionnaire à son endroit se voit affectée d’un déroutant coefficient d’instabilité : elle ne se manifeste que lorsqu’il se trouve en état d’ébriété. Le film est ainsi entièrement construit sur une opposition entre des moments où le clochard est aimé pour ce qu’il n’est pas et d’autres où il est ignoré, moqué, voire rejeté, parce que son ou sa partenaire n’est plus ce qu’il était, ivre ou aveugle. Ce qui pourrait encore s’exprimer de la manière suivante : les lumières de la ville ne sont pas les mêmes suivant qu’il fait jour ou nuit dans la tête des citadins. Le constat est amer. De ce brouillard généralisé où évoluent les consciences, le film dit clairement qu’il est lié aux dures lois du social : au fait qu’on ne voit pas l’homme "qui ne vaut rien" sur le marché du prestige symbolique quand soi-même on se trouve y valoir quelque chose, même pas grand-chose, comme la jeune fille une fois qu’ayant recouvré la vue elle a accédé au statut de vraie boutiquière. Et de cette malédiction, le vagabond est une fois de plus le seul à réchapper puisque, en marge du système, il peut se maintenir dans la pureté de sa richesse toute intérieure.
L’autre richesse, la richesse matérielle, est quant à elle un pactole qui se trouve ou se prend, s’échange, se reprend, circule à la manière d’un furet, jamais là où on le voudrait. Si injustice il y a, elle est dans l’inégalité de sa répartition, le préjudice causé par le sort. Ce ne sera qu’avec Les Temps Modernes que l’or deviendra capital, le produit de l’exploitation par les uns de la force de travail des autres. Charlot y fuira un monde qui le prive de bonheur. Ici sa démarche est inverse : il veut pénétrer un milieu qui brille des mille feux de l’illusion. Il entrevoit la vie facile, éprouve la veulerie des larbins, se prélasse au volant d’une Rolls-Royce en suivant un porteur de mégot, mesure la difficulté de s’enrichir quand on est seul et démuni. Il fait la cruelle expérience que le rêve de l’argent ne peut habiter un être sensible. Lorsqu’ayant péniblement gagné une liasse de billets, il les donne à la fleuriste, il en garde un, qu’il empoche. Pour le remercier, elle l’embrasse et dans son éblouissement, il lui glisse prestement son tout dernier bank-note. Jouant (à tous les sens du mot) les capitalistes, il ressent la difficulté du passage d’un côté à l’autre de la barrière des classes et l’emprise, le poids du temps, entre ses conversions et reconversions successives. Face à lui, comme un miroir déformant, se tient la figure du millionnaire dédoublé, personnage stevensonien qui dans sa deuxième vie communique avec la rue, la joie de vivre et l’affection d’un sans-abri, tandis que dans la première il demeure inflexible, froid et maussade. L’importance de ce récit interne est énorme. Elle place Chaplin dans l’alternative où s’ébroue un acteur adulé et couvert de lauriers qui, aux yeux du monde entier, reste le plus loqueteux des poissards. Charlot n’incarne pas la revendication prolétaire ni l’exaltation de la privation franciscaine mais la pauvreté accidentelle (et provisoire) d’un individu raffiné et suradapté que son intelligence, sa persévérance et son mordant prédestinent à une existence meilleure. Indésirable non assimilé par la société régnante, émigrant en provenance d’Ellis Island, il est néanmoins de ceux qui ne restent pas longtemps dans la détresse, même si son succès oblige Chaplin à lui rendre périodiquement son bain de misère. Typiquement, le cinéaste ne dépeint jamais la zone américaine, qu’il n’a d’ailleurs jamais connu, mais les arches et courettes des bas-fonds londoniens, sur lesquelles il brode son exercice de mouise en le peuplant de policiers brutaux (très Nouveau-monde) et en le traversant de limousines égarées, de rombières en visite de charité, de nababs noceurs qui s’encanaillent. Vision curieusement hybride où des gentlemen dignes du Suicide Club et des dames sorties d’Orgueil et Préjugés envahissent un Soho transposé, aussi idéalisé que le Limehouse de Griffith. Mais la présence de l’argent dans ces lieux de sombre pénurie dégage toute l’ironie des contes de fée de la Dépression, avant le Deeds de Capra. From rags to riches n’est-il pas le mot magique de ces années ?
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Avec son geste généreux et spontané, destiné à réinsérer la jolie aveugle et la régaler des lumières de la ville, le réformateur Charlot imite son patron Chaplin. Celui-ci bouleverse le public de l’immédiat après-crise parce qu’il est le semblable, le frère de millions d’hommes et de femmes menacés ou frappés par le chômage, qui avaient perdu ou risquaient de perdre, avec leurs moyens de subsistance, leur dignité, leur foyer et leur amour. Les responsables de ces menaces ne sont pas désignés par une analyse directe mais par des allusions et des symboles clairs, à l’image du groupe statuaire que gardent des personnages armés représentant la guerre, l’ordre et l’autorité. Cette introduction se veut un pied de nez sarcastique au parlant : du discours solennel des notables, on n’entend qu’un gazouillis de mirliton évoquant la plomberie, une parodie inintelligible de banalités pompeuses que Chaplin aurait réalisée lui-même en dégoisant à travers un bec de saxophone. Savait-il alors que, neuf ans plus tard, dans Le Dictateur, ce serait à lui de prendre la parole, et que courageusement il ne déguiserait plus sa voix pour répandre de par le monde un flot magnifique de vérités premières, un appel universel à la fraternité ? Si le petit vagabond ne parle pas, ses intrusions comptent en revanche parmi les plus joyeuses provocations de la tradition burlesque : il arrive dans un salon de la high society suivi d’une meute de chiens errants puis ponctue les festivités d’un hoquet irrépressible, amplifié par les stridences d’un sifflet ventriloque qu’il a réussi à avaler. Tout ce qui vient du sonore explicite est ainsi connoté comme néfaste, ridicule ou fatal. Mais dans le domaine du visible et de l’invisible, du regardé et du non-vu, on assiste aux plus hauts raffinements de l’imaginaire, à l’extrême minutie des mouvements, la parfaite conception du gag, l’admirable maîtrise de son déploiement. On rit d’autant plus et d’autant mieux que l’on est emporté et transporté par le jeu des cadences, des pulsions, des reprises de souffle, des accélérations, des surprises, des inventions visuelles, des trouvailles narratives. Jusqu’au simple champ-contrechamp où, pour tout baiser, le réalisateur se contente de tenir une main. La nôtre, sans aucun doute.
Les Lumières de la Ville se clôture en effet sur une scène que d’aucuns considèrent comme la plus belle de toute l’histoire du cinéma. À peine sorti de prison, Charlot vient d’être rossé par une bande de petits voyous. Brisé, épuisé, en loques mais aussitôt ravi et comme médusé par cette apparition, il s’arrête devant la vitrine où il reconnaît la douce marchande de fleurs, désormais guérie de sa cécité. Or comment celle-ci pourrait-elle le payer de retour ? Rien de plus éloigné du prince charmant dont elle s’est fait le portrait (et l’objet de désir) que le pauvre hère hébété à qui, dans un accès de pitié, elle tend une fleur assortie d’une pièce de monnaie. Elle prend la main du vagabond et soudain (tout le génie de Chaplin est condensé dans ce "soudain") quelque chose passe dans son regard : il redevient un regard d’aveugle, s’active par le toucher, les neurones mémoriels, la sensibilité. Elle aimait un millionnaire, elle voit un gueux. Pourquoi pleure-t-elle alors ? C’est psychologiquement indécidable et même indifférent, car porteur d’une émotion beaucoup trop forte. "Vous y voyez clair maintenant ?" demande-t-il. "Oui, j’y vois clair", répond-elle. Il fond de tendresse, les pétales de sa fleur chutent un à un, ses yeux brillent. La clarté est passée de la blancheur des statues à Charlot, de Charlot à la jeune fille, de la jeune fille à Charlot et aux pétales. Le visage troublé de Chaplin en gros plan, sa grimace qui efflore l’extase, arrêtée par un sublime fondu au noir, prend une éloquence comparable à celle des derniers portraits de Rembrandt. L’espoir succède-t-il au désespoir, l’amour triomphe-t-il ? La question reste ouverte. Légèreté et pathétique, rires et larmes, voilà l’essence du muet dont Chaplin est l’un des prophètes, lui qui défendait la pantomime, considérait le parlant comme un addendum et non un substitut à l’art dramatique, et expliquait qu’il n’y a rien dans Les Lumières de la Ville qu’un enfant ne puisse comprendre facilement. Les chapliniens puristes, ceux qui se méfient du Charlot n’ayant pas encore accédé à la dignité de l’auteur Chaplin, doivent pourtant se souvenir que ce mélodrame infiniment tendre et douloureux, fruit d’une obstination acharnée (deux ans de tournage, un travail épuisant) et d’une confiance absolue en les pouvoirs du cinéma, était le film préféré de son créateur.
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Créée
le 12 déc. 2019
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