Pour avoir été l’éclaireur qui introduisit l’Occident au cinéma japonais, Rashômon fut d’abord voué à l’enfer des malentendus, du dol et de l’auto-mystification. On l’accusa d’être une production exotique, frelatée, hybride et circonstancielle, conçue à seule fin d’exportation. Comme toujours le temps a joué son rôle d’instance suprême, balayé commentaires ineptes et jugements superflus. On connaît l’adage selon lequel une œuvre est d’autant plus universelle qu’elle est nationale. Celle-ci puise ses sources dans un contexte éminemment singulier. Le Japon de 1950 est une nation déçue, ruinée, affamée, brisée par l’écroulement de ses rêves de conquêtes. La nouvelle constitution, le nouveau code civil promulgués par le vainqueur tournent le dos au culte des ancêtres, à la piété filiale, à la continuité du lignage et à l’orgueil qui s’y attache. Akira Kurosawa regimbe devant la "démocratie imposée" et met à profit la liberté relative dictée par l’occupant pour donner à repenser l’état de son pays. À travers la prisme d’un film historique en costumes, il dresse le bilan d’une décomposition quasi générale où même les plus purs trichent, fabulent et abusent, au moment précis où le Japon se voit contraint de contester un système politique et culturel fondé sur les valeurs militaires et l’esprit de caste. Dans Rashômon tout s’effondre et s’avilit. La femme est perverse. La noblesse est lâche. Les esprits des morts mentent. Les prêtresses sont sans pouvoir. On démolit la porte sacrée d’un temple, on la brûle ; on abandonne un bébé, on achève de le dépouiller. En contraste brutal avec les trombes d’eau monotone qui enserrent le présent de la narration dans les ténèbres, la splendeur lumineuse des scènes du passé, frappées de soleil et de terre sèche, ferme toute issue à l’espérance et ajoute à la misère comme une dérision atroce puisque la paix même du monde est sans force sur la méchanceté des hommes. Cinéma de vaincus, sans doute — mais lucides, courageux et non résignés. Car l’auteur ne s’enivre jamais de son scepticisme, contrairement au nihiliste duquel sa philosophie l’éloigne radicalement.
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La Porte de Rashô, sceau délabré d'un Xème siècle empli de guerres et de calamités, décrit un état de conscience troublée, postérieur à la catastrophe. Sous un ciel de cataclysme, trois hommes grelottants, plus terriblement seuls que des naufragés sur une épave perdue au milieu de l’océan, s’y abritent et tentent de réchauffer un reste d’humanité, de renouer instinctivement un vague lien de socialité. Il y a là un bûcheron (être simple voulant comprendre), un bonze (intellectuel idéalisant) et un domestique (individu pragmatique, voleur de surcroît). Ce dispositif hérité du fabliau, qui évoque le Stalker de Tarkovski aussi bien que le chœur antique, permet à chacun d’exposer son point de vue et de le confronter aux deux autres. Le domestique, embrayeur-instaurateur de la fiction, interroge ses compagnons et apprend qu'ils ont dû témoigner dans un procès pour une affaire de viol, d'adultère et de meurtre. Le récit du bûcheron marque le premier retour en arrière. Il foule une forêt, lieu indivis de feuillage, de lumière et d'obscurité dont la rutilance plastique disperse regard et attention, tel une géométrie du désir déviant de l'essentiel. La marche s'accélère, escortée de sensations sans ordre et sans topographie précise, avant que la découverte d'objets désensevelis des ombres, reliquats empiriques d'un fait non encore figuré (chapeau sur un buisson, bonnet, corde et enfin cadavre), ne fixe des topoï dans l'espace. Préambule à une autre couche d'informations, ces indices sont resservis dans un tribunal abstrait, nu comme une estrade hellénique, où les témoins répondent aux questions de juges invisibles. Le motif central de la vérité va se décliner en une série de dépositions discordantes, porteuses chacune d'interprétation, qui réenclenchent l’intrigue dans un devenir sans fin en lui apportant toujours de nouveaux correctifs. De La Règle du Jeu, le film fait sien la morale selon laquelle tout le monde à ses raisons ; de Citizen Kane, il reprend et complexifie l’architecture kaléidoscopique en flashbacks contradictoires. Sorti à mi-parcours du XXème siècle, Rashômon se place ainsi au confluent des deux œuvres cinématographiques les plus importantes et significatives qui en marquèrent la première moitié.
Toute perception est subjective, aucune réalité ne peut se présenter comme achevée. Et insensiblement la forêt, saturée de mystères et de signes à déchiffrer, évoque un labyrinthe borgésien. L’œuvre ne cesse de poser ses énigmes, moderne Sphinx autour duquel gravitent les Œdipe. Mêlant violence criminelle et violence sexuelle, l’histoire se met en abyme, fait coïncider l’intensité psychologique avec un mouvement d’orchestration chorégraphique. Chaque nouvelle reprise accentue l’indécision (qui a tué le mari ? la femme était-elle proie consentante, victime ou manipulatrice ? les deux hommes ont-ils été des jouets entre ses mains ?) et donne au thème exposé, comme dans des perspectives symphoniques, une variation inédite. Il faut constamment revenir, frayer dans les bois pour dénicher le sens qui y demeure caché. Le doute s’insinue et cause l'éternel retour à la Porte des Démons, veduta découpée sur le ciel et le paysage, lieu de projections, cercle vicieux enchaînant aux représentations, tandis que la pluie brouille encore et toujours la lecture. En parfait réaliste, Kurosawa élabore un art de l’analogie, du reflet. Le spectacle chez lui n’interprète pas ni ne transpose le réel ; il en constitue un double, fût-il stylisé. Le dépaysement est tel que les traits les plus naturalistes des acteurs (halètements, crachements, lamentations de la magicienne, hurlements des combattants, pleurs de l’épouse) peuvent apparaître comme des conventions. Mais si le théâtre et sa partition en actes dicte à Rashômon ses versions divergentes, le film accomplit son pirandellisme en lui conférant sa dimension première : réflexion pénétrante sur la condition de l’homme autant que méditation métaphysique sur la condition de vérité. Pour autant, et d’une manière plus mystique que rationnelle, Kurosawa ne fait finalement confiance qu’à l’instinct. C’est par un geste spontané, réflexe davantage que décision, que le pauvre bûcheron recueille le bébé abandonné. Après Hiroshima comme après le déluge, pour conjurer l’horreur de notre vallée de larmes, de vices et d’égoïsmes, l’humanité reste possible.
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Le cinéaste met dans la bouche du bonze son point de vue sur les comportements (la faiblesse des hommes les force à mentir) et leurs conséquences : si l’on ne peut plus croire personne, alors ce monde devient un enfer. Mais il semble préférer cet enfer (le poison des mots, l’apocalypse par le langage) à l’autre qui lui tend les bras (une époque que ravagent la famine, les conflits civils et les épidémies). Tel un héros tragique enchaîné par la corde qui le retient aux apparences, le bandit Tajomaru, déroutant, insondable, presque possédé, est le signe essentiel de l'ambiguïté : coupable et pourtant innocent, clairvoyant autant qu'aveugle. Son segment s'ouvre par "un coup de brise", ligne cursive, coup de foudre aléatoire et déclencheur de la pulsion, trait ou souffle parcourant l'espace, qui soulève le voile recouvrant la blancheur translucide du visage de la femme. Sa première action sera de la circonscrire en un lieu où elle puisse être à lui. Il l’épie derrière les broussailles tandis qu’elle se mire, effleure l’eau puis y plonge sa main avec un érotisme délicat. Quand, amenée à la clairière devant son mari ligoté, elle brandit un poignard juste avant que le brigand la viole, le soleil oscille sur le fond d'arbres, traduisant à la fois trouble, peur, aléas, basculement possible de situation. Bientôt toute la réalité vacille, la femme-vipère enlace l’assaillant, se jette à ses genoux pour dire qu'elle appartiendra au survivant. Le duel aura donc lieu, lutte de deux hommes égaux et loyaux rendu en un ton d'épopée. Hyperbole trompeuse ? Une fois le mari mort, l’épouse s'est enfuie. Le sabre du samouraï a été vendu par la suite ; mais qu'est devenu le poignard de Masago ? Un élément-pivot manque, dont on a perdu la trace. Objet précieux avec son manche de nacre, certes révélateur par le biais de la psychanalyse, mais demeurant singulièrement absent et délaissé.
Le second témoignage marque le moment du jeu des renversements, le désir du bandit ayant servi de révélateur à une situation farcie de facteurs de corrosion. Là naissent des développements inattendus, un autre ton, plus pathétique, plus proche du mélodrame mizoguchien. Mais Kurosawa subvertit les dénouements usuels. Au procès, la femme avoue qu'elle s'est évanouie sur Tashehiro avec le couteau, le tuant par mégarde. Malchance ou vérité mystérieuse ? L'interrogation est telle que le surnaturel pourrait bien offrir la solution. Par le biais d'un médium, l’audience convoque l'esprit du mort, et une stupéfiante installation déréalise l'aire du tribunal. Comme si la raison était contaminée par les enchantements et les entrelacs touffus de la forêt. Le décor ne présente plus alors qu’une tablette devant laquelle officie la Pythie en transe — le trépied delphique, l’autel de l’offrande. Visage grimé, figé dans la douleur, impersonnel comme un masque, gestes rituels et cheveux torturés par le vent, attitudes accablées jusqu’à l’anéantissement imposé par la terrible révélation reçue de l’au-delà. Pourtant, là encore, la teneur des évènements reste opaque, la voix off s’avère peu fiable, les faits sont déformés. Le défunt, lui aussi, est soucieux de se donner le beau rôle. Tout est affaire de regard d’autrui sur soi puisque chacun a déjà perdu la face mais cherche à s’en sortir honorablement. Nulle rédemption n’est envisageable car le mensonge est la voie de sortie commune, au-delà de l’alternative violente (éliminer le rival ou se suicider), pour effacer l’affront et la honte. Sous le porche du temple, le bûcheron rôde dans un décor de moins en moins reconnaissable, en proie à la pesanteur de l'existence. Lui a tout vu, du moins le dit-il.
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Quatrième itération. Dans la forêt débroussaillée, Tajomaru demande pardon à la femme, avoue son amour, lui offre de l'éprouver, veut devenir honnête. Graduellement, une redistribution des rôles se profile, les deux hommes manifestant peu à peu deux penchants d'un même être : l’un rigoureux et intraitable, l’autre plus libre, même au prix de l'illégalité. Masago se révèle, se révolte et met en jeu ses prétendants, les accusant tour à tour de lâcheté. Ils doivent donc se battre pour elle, et ils ont peur — de mourir autant que de tuer. Si la première version du duel était un éminent exemple de maîtrise de soi, d’auto-discipline, de courage chevaleresque, illustrant l’usage du sabre comme exercice spirituel tel que l’enseigne l’éthique bouddhique du zen, la seconde n’est que mêlée animale, combat de bouchers et de pourceaux roulant et rampant dans la poussière, concert de cris rauques, d'essoufflements, de maladresses et de coups bas. Elle exacerbe le caractère organique et sauvage dont le film témoigne d’un bout à l’autre par les sons, les gestes, les attitudes : le corps suant de Tajomaru, les claques qu’il s’applique, les combats, les grimaces, les râles. Pour construire les personnages de la femme et du bandit, Kurosawa fit étudier aux acteurs le "jeu" d’une panthère noire et d’un lion car, dit-il, à cette époque-là, les hommes étaient redevenus des bêtes fauves. Autre facteur d’authenticité : Kyoto est médiévale en ceci que ses monuments y tombent en ruines, figurant l’instabilité des temps jusque sur la pierre des édifices. En Europe, les cathédrales ne furent jamais blanches. Et quoi de plus cinématographique que ce neuf déjà vieux, que cette morsure du déjà perdu sur l’encore présent, que cette projection, cette rétrospection de l’actuel, seul matériel filmable, dans le passé, champ fascinant ouvert à toutes les libertés de l’esprit ?
Avec Rashômon, le septième art devient machine à explorer le temps. Une lutte est à l'œuvre, partageant l’appétence de l’auteur pour une expression théâtralisée, magnifiée, d’une extrême majesté, et une autre plus proche de la terre, du réel, de la tangibilité des choses. L'exacte proportion entre ces deux voies (la sensibilité venue de la nature s'opposant à la fausseté ou à la perversité des passions individuelles) sera ultérieurement atteinte par la culture des artifices : grimages apparents (Ran), jeux sur le double (Kagemusha), entrée dans un monde des Rêves, tableaux vivants à mi-chemin entre peinture et cinéma. Mais ce film-ci demeure la pierre angulaire de tout son corpus artistique. Ses clairs-obscurs beaux comme des éclipses de fin du monde, sa célébration d’une Forêt vivante, mi-sorcière mi-sainte, ses feuilles imprimant des ombres dansantes sur les épaules des hommes et retirant aux corps leur unité de lumière délivrent une forme de dionysisme alchimique. Avec la naïveté des grands créateurs, Kurosawa identifie pluie diluvienne et colère divine, clémence céleste et éclaircie. Son impériale maîtrise technique, la souplesse musicale de ses mouvements d’appareil, la durée de ses plans, leur rapport harmonieux, la sensualité de leur composition, leur prodigieuse densité esthétique (pour la première fois, il osa filmer le soleil de face, avec la crainte que la pellicule ne s’immole de stupeur), invitent à épouser les détours de cette sinusoïde dramatique, à entrer dans le ballet des sortilèges, à se laisser porter par les ondes du paroxysme. Ils font mesurer combien l’art des images mouvantes rejoint ceux du la fugue et du contre-point, combien c’est une structure, et non un sujet, qui fonde la grandeur du spectacle cinématographique. Et s’il est une vérité moins récusable que tous les témoignages humains, c’est bien que Rashômon demeure l’une des balises les plus cruciales, l’un des voyages les plus subjuguants de l’histoire du cinéma.
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