On ne présente plus Sidney Lumet. Un des génies du cinéma, un de ces rares réalisateurs qui parviennent à combler toutes mes attentes du 7ème Art. Son talent réside en sa faculté de saisir le réel pour le transformer en un fictif aux senteurs naturelles qui vous immiscent dans son monde, vous fait partager la vie de ses personnages avec convivialité et sans pudeur ni innocence, faculté si commune au tout-Hollywood. Mais il sait également s'encadrer avec brio. Avec de tels talents à l'écran, sa volonté n'en est que mieux assouvie. River Phoenix nous gratifie d'une prestation bluffante dans la peau d'un lycéen peu démonstratif qui transpire l'intelligence dans sa situation de forçat au coeur d'une famille sédentaire soudée à l'extrême, laquelle s'épanouit à sa façon dans son cocon d'intégrité, d'écoute et de respect de l'autre. Une famille rêvée, au premier abord...
Il n'en est rien, car cet amour familial issu d'un drame vieux de 14 ans n'a pour ciment que la recherche incessante du FBI pour ce couple qui avait osé démontrer par une bombe son attachement à la lutte contre la guerre du Vietnam. Cet acte inconsidéré mais pas repenti les a amenés à élever leurs deux garçons d'une poigne consensuelle remarquable d'efficacité, veillant à ce que leurs progénitures ne manquent jamais de rien. Ils étrennent leur vie absconse d'une farouche volonté d'unité, d'un quatuor lié par le coeur et le bonheur d'être réunis. Ils sont tout les uns pour les autres. Ils sont une meute, une famille, une vision marginale de cette société retorse.
Cette famille aux mille visages vagabonde de ville en ville, répudie la moindre attache sentimentale qui n’a pas sa place dans ce fameux quatuor familial, change d’identité plus souvent que vous ne payez vos impôts, encouragée par une solidarité entre ses membres infaillibles. Les parents (Christine Lahti, Judd Hirsch) tiennent leur rôle avec une vigueur et un talent remarquables, mais totalement stupéfiante de justesse et de maturité est celle de River Phoenix. L’histoire du cinéma nous démontre qu’un tel talent à cet âge est d’une rareté désespérante, ce qui ne fait qu’ajouter un poids supplémentaire à sa prestation. Il est le film, il est celui qui fascine, émeut et ravit.
Dans la peau de Danny Pope –ou n’importe quelle autre identité qu’il s’adonne-, il est un étudiant intelligent, solitaire, mystérieux, entier et un talent musical rare. Comme animé d’une âme faite pour le piano, ses doigts arpentent les touches avec virtuosité et amour de la musique. Lumet s’est servi de ce prétexte pour nous gratifier d’une bande-son avenante et entrainante, laquelle, couplée à une réalisation dont la simplicité visuelle ne dissimule rien d’autre qu’un plaisir contemplatif, m’a plongé dans un exode solennel qui s’est enflammé pour ne jamais cesser de m’étreindre – ni de s’éteindre.
Souffle onirique, posé, tension papable et continue, ce Running On Empty est loin de courir à vide : il nous emporte avec lui dans sa course attractive, la légèreté de son sujet, la complexité de ses personnages, la justesse de son propos, mais surtout est parvenu à m’embarquer, spectateur émerveillé que je suis, dans une léthargie contemplative rarement éprouvée, et pour longtemps approuvée.