On le sait, la sociologie est un sport de combat. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont élevé cette science du dévoilement des formes de domination, dans le sillage de Pierre Bourdieu et des deux Jean-Claude, Passeron et Chamboredon, en art de vivre. Un petit panthéon de la sociologie française du siècle dernier. Que les non-initiés se rassurent, ce documentaire est parfaitement compréhensible sans être sociologue, ou familier de leur oeuvre abondante. Pour les adeptes, c'est un très bon complément à leurs très émouvants mémoires parus en 2021 à La Découverte.
Les Pinçon-Pinçon-Charlot sont spécialistes de la grande bourgeoisie française. Leurs travaux réactualisent la tradition marxiste (ou marxienne) en sciences sociales, en démontrant que cette grande bourgeoisie / aristocratie de l'argent / oligarchie (choisissez...) est la dernière classe sociale telle que Marx les définissait : une classe pour soi, combinant des conditions objectives d'existence et une conscience de classe, c'est-à-dire la conscience de partager et de devoir défendre ses intérêts communs, participer à la préservation de ces conditions matérielles d'existence. Concrètement, c'est la ségrégation urbaine dans certains quartiers de Paris, la pratique de la chasse à courre, l'optimisation fiscale par la possession de châteaux classés monuments historiques, les rallyes où les jeunes se rencontrent, se socialisent, l'homogamie parfaite dans le mariage...
Le documentaire n'est pas un cours. Le réalisateur s'efface derrière la vie quotidienne du couple de retraités du CNRS, depuis le début du quinquennat Macron : on les suit à Bordeaux, dans l'usine de Philippe Poutou, à la Fête de l'Huma où ils ont leur rond de serviette, sur les Champs-Élysées des Gilets Jaunes. Toujours, ils accompagnent les luttes, les encouragent, tout en cherchant à les comprendre. Quelques scènes au début du film laissent perplexe quant au dispositif ; Monique explique à Michel leurs propres travaux en montrant dans le champ certains de leurs ouvrages, alors que Michel, certes plus âgé, s'en souvient parfaitement. C'est une manière un peu malhabile d'introduire leur oeuvre sociologique.
Mais le film sort rapidement de cette posture pour, fondamentalement, montrer un couple qui s'aime, qui aime le monde et la vie, et qui lutte par la production de connaissances. Dès les premières scènes, on aperçoit le corps presque nu de Michel Pinçon, 79 ans, qui sort du lit conjugal pour éteindre la lumière. Le premier corps du sociologue, le corps humain, dans sa beauté et sa vieillesse. Le couple n'est pas filmé comme un monument scientifique et politique, un mythe, mais comme ce qu'il est : l'assemblage par la vie de deux personnes qui trouvent leur bonheur ensemble, et dans la lutte politique et intellectuelle. On rit aux traits d'esprits vifs de Michel, d'autant plus savoureux qu'ils sont rares ; on est ému en les regardant s'asseoir péniblement par terre lors d'une manifestation de soignant.es.
Vers la fin, Monique demande à un chauffeur de taxi comment il atteint la plénitude spirituelle, elle qui n'y arrive que par la lutte contre l'oligarchie et son capitalisme. On sort de la salle avec deux envies : trouver l'amour et faire la révolution. Ou l'inverse.