Ce qui reste
Un simple drap pour raconter une histoire de fantôme. Comme si nous étions revenus à l'âge de l'enfance. Mais une histoire comme aucune autre. C'est une histoire sur ce qui reste. Comme la lumière...
le 10 janv. 2018
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C’est en toute discrétion que David Lowery s’est lancé dans la réalisation de son film A Ghost Story (2017), avec une équipe plutôt réduite et loin des studios hollywoodiens – mais avec tout de même Casey Affleck et Rooney Mara à l’affiche. L’histoire est simple : un homme qui vit avec son épouse dans leur maison à la campagne trouve la mort dans un accident de voiture. Affublé d’un drap blanc, il revient dans son foyer, assistant au chagrin de celle qui l’aime ; celle qu’il aime. Dans une mise en scène épurée mais exigeante, le réalisateur détourne les standards du film de fantôme et livre une œuvre contemplative fascinante.
Ici, il n’est point question d’horreur ou d’épouvante. Le fantastique se fait discret, teinté d’élégance. En délivrant le point de vue du fantôme, Lowery se place du côté de la mort et offre une réflexion délicate sur le passage du temps, ses effets sur les êtres et leurs peines – quelque peu paradoxal, puisque le regard est porté par la seule créature sur laquelle il n’a pas de prises.
Aussi, le traitement du temps devient d’autant plus intéressant qu’il est totalement perturbé. Le film se compose entre autres de plusieurs plans-séquences, quasiment statiques ou avec de légers travellings très lents, nous dévoilant la relation du couple et le chagrin du personnage féminin, sans pour autant tout nous révéler. Ces moments dilatés, très souvent sans dialogues, prennent tout leur sens après la mort du protagoniste, puisqu’ils confrontent les êtres à leurs solitudes respectives et à l’absence, modifient leur rapport au monde. À l’inverse, lorsque la jeune femme déménage et que son époux se retrouve seul, tout semble s’accélérer : les plans sont plus courts et se succèdent plus abruptement, à l’instar des habitants de la maison qui changent à plusieurs reprises alors qu’il continue à hanter les lieux.
Cette accélération connaît bien évidemment des nuances, des variations. Mais demeure toujours cette impression que le temps glisse sur le fantôme, qu’il y est imperméable, et qu’il n’a plus de sens loin de l’être aimé. Le point culminant de la solitude du personnage a lieu lorsque la maison se retrouve démolie par les bulldozers, remplacée par la suite par une zone urbaine impersonnelle au possible. Mais loin de finir ainsi, l’histoire connaît un rebondissement surprenant, disons même un phénomène étonnant : elle recommence. Bien avant celle du couple. En fait, on assiste carrément à l’errance de pionniers cherchant à se sédentariser. Puis le temps passe, irrémédiablement, et nous retrouvons nos protagonistes principaux, qui visitent la maison des siècles plus tard ; s’y installent, s’y aiment et s’y perdent. En outre, de nouveaux détails sur leur relation nous sont livrés. Le fantôme est alors témoin de sa propre vie, sur laquelle il ne peut plus avoir de réelle incidence. Cette circularité achève son enfermement dans son passé, aliénant, le rendant presque étranger à lui-même. Il ne parviendra à briser le cycle qu’à la lecture d’un petit billet caché par sa bien-aimée avant son déménagement, auquel il n’avait pas réussi à accéder auparavant. Comme si, enfin, la connaissance de ces mots le libérait – tandis qu’ils restent dissimulés au spectateur.
Il faut reconnaître que les objets ont un impact non négligeable dans l’histoire. Ils véhiculent des souvenirs et survivent aux personnes, d’une certaine manière. La maison du couple est centrale à l’intrigue. Presque tout s’y déroule, jusqu’à l’accident de la route, à quelques mètres seulement du perron. Elle perdure mais change, au gré des époques et de ceux qui l’habitent ; un même plan d’extérieur revient ainsi à divers moments, traçant son évolution, sa destruction, sa reconstruction. Et elle est déterminante pour le personnage, puisqu’après son trépas, il y retourne avant d’en sembler prisonnier – tout comme l’est un fantôme présent dans l’habitation voisine. Il ne s’en affranchira qu’une fois qu’elle lui aura livré tous ses secrets.
Elle est finalement ce qui rappelle le personnage à son humanité perdue. Car il faut le dire, notre fantôme n’a plus grand-chose d’humain. Du moins en apparence. Le choix catégorique et brillant d’avoir vêtu le spectre d’un drap blanc qui dépersonnalise sa dépouille est un des (nombreux) tours de force du long-métrage. L’étoffe dématérialise l’homme, floute les contours de son corps. On nous refuse jusqu’à son regard, deux trous noirs dans le tissu lui tenant lieu d’yeux. L’aboutissement de cette dépersonnalisation est le remplacement de sa voix par des sous-titres, lors de ses brefs et rares échanges avec le second fantôme précédemment évoqué. Son effacement devient total – alors même que déjà, les personnages n’avaient pas de réelle identité, tout juste prénommés, M. et C.. Par ailleurs, reprendre l’image classique et enfantine du fantôme dissimulé par un drap est très maline, puisqu’elle est détournée par l’usage du linceul de la morgue sous lequel il se réveille, reprend vie dans un lieu de mort. Un linceul qui s’apparenterait presque à une robe ou un voile de mariage lorsqu’il rentre chez lui et qu’il traîne dans l’herbe. Qu’il traîne partout, d’ailleurs, portant à son tour les stigmates du temps, à la place du corps.
De l’ensemble de cette œuvre émane une douceur, une mélancolie, appuyées par un format 4:3 aux bords vignettés. Comme l’histoire, les cadres sont toujours splendides et précis, et permettent l’avènement d’une poésie empreinte de pudeur. Nombre de scènes marquent et touchent par leur justesse, comme celle de la tarte, ou ce sublime moment où le couple se couche et s’étreint longuement la veille de l’accident, comme un dernier adieu avant l’absence.
Je conclurai cette critique en saluant à nouveau toute la virtuosité de David Lowery à avoir fait d’une réflexion métaphysique sur le passage inaltérable du temps une expérience sensorielle fine ; le principal objet de questionnement, le temps donc, devenant un élément de torsion du ressenti du spectateur. Il est un ressort narratif mais aussi esthétique exploité à merveille. Enfin, Lowery a su humblement gommer les identités pour atteindre l’universalité, et se servir du fantastique pour parler du cosmique, faisant de son film un conte bouleversant. Hors du temps.
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Créée
le 12 août 2020
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