« Si vous ne me faites pas monter à bord de ce sous-marin, ça ne va pas tarder à être la guerre ! »
Je devais avoir douze ou treize ans à l'époque.
C'était au moins la soixante-dixième fois que j'entendais cette réplique déclamée par Alec Baldwin incarnant l'intrépide personnage de Tom Clancy - le fameux Jack Ryan - et pour la première fois celle-ci m'interpellait enfin.
« Non mais attends deux secondes, me disais-je. Depuis le début de ce film je vois des sous-marins se tirer la bourre, des portes-avions déployés en état d'alerte, des Etats-majors réunis et à cran... Mais ce n'est pas déjà la guerre ? »
Sous mes yeux ébahis je venais de découvrir le principe même d'une guerre froide.
...Et aujourd'hui encore, j'ai beau être enseignant d'Histoire et un explorateur certain du septième art, je n'arrive toujours pas à voir de meilleurs films que celui-là pour retranscrire et résumer cette incroyable partie d'échecs que fut la Guerre froide et que ce sont menés les États-Unis d'Amérique et l'Union des Républiques Socialistes et Soviétiques.
Alors forcément, avec tout ce que je viens déjà de vous dire, vous devez certainement être en attente de quelques précisions.
Tout d'abord vous devez vous demander à quel point j'ai pu exagérer mon nombre de visionnages de ce film. En toute honnêteté je l'ignore - et je pense même sincèrement que je le minore - car ayant découvert ce film vers l'âge de mes dix ans - et ayant été totalement fasciné par lui - il faut savoir que chaque mercredi, pendant que mes camarades de classe regardaient le Club Dorothée, moi je me revoyais "À la poursuite d'Octobre rouge" en intégralité.
Et si je me permets de vous livrer cette anecdote c'est d'une part pour que vous flippiez tous à l'idée que l’État ait décidé depuis de confier des enfants à quelqu'un comme moi, et d'autres part aussi pour vous dire à quel point ce film - avant d'être un chef d’œuvre sur la Guerre froide - est aussi et avant tout un chef d’œuvre de cinéma tout court.
Car pour qu'un film réussisse tout aussi bien à captiver un gamin de dix ans qu'un cinéphile adulte qui a depuis bien baroudé, c'est qu'en termes de septième art il sait aussi se poser là.
Il suffit d'ailleurs de (re)voir la seule scène d'introduction de ce film pour se rappeler qui est John McTiernan et pourquoi cet auteur est à classer parmi les plus grands cinéastes du XXe siècle.
Ouverture en fondu. Découverte d'un paysage froid et hostile. Des montagnes enneigées au pied d'un lac aux couleurs ternes.
Le plan pannote de gauche à droite.
En contrechamp le regard plissé de Sean Connery observe, l'oeil grave.
Nouveau contrechamp. D'autres montagnes gelées mais ce coup-ci avec un panning droite-gauche.
On comprend dès lors qu'on est au milieu d'un lac gelé.
Le contrechamp sur le regard de Sean Connery se desserre.
A côté de lui Sam Neil regardant au loin, avec des jumelles.
« Ce matin est bien froid, commandant.
- Oui. Froid... Et rude. »
Sean Connery nous apparait dès lors comme le capitaine d'un fier bateau.
Juste à côté de lui un vieux chalutier à vapeur part aussi en mer.
Ce dernier sonne d'ailleurs au loin, comme pour saluer cet autre loup de mer qui prend le large.
L'horizon se dégage.
Le bateau sur lequel Connery et Neil se trouvent n'est en fait pas sur un lac, mais dans une rade qu'il s'apprête à quitter.
La caméra pannote sur l'horizon et laisse deviner deux bateaux militaires aux devants, en escorte.
Neil, jusqu'alors de profil, se retourne en direction de l'objectif. Apparaît soudain sur sa chapka les insignes de la marine soviétique.
« C'est le moment, commandant.
- Oui le moment... Le moment de vérité. »
Le plan s'élargit. On découvre alors que ceux qu'on n'avait jusqu'à présent pris pour deux vieux loups de mer sur un bateau de pêcheur sont en fait au sommet d'un immense massif de sous-marin nucléaire lanceur d'engin.
Les coeurs de l'armée rouge montent dès lors en intensité, appuyés par les puissants cuivres de Basile Poulidoris.
Et tandis que la caméra longe l'immense vaisseau à fleur d'eau afin de donner toute l'ampleur de sa dimension, la musique monte jusqu'à ce que l'image se perde dans l'immensité du sombre massif.
Le titre apparaît en cyrillique avant qu'une vague le traduise en anglais.
"Hunt for the Red October"...
...Et la partition ne fait alors que commencer, sans aucune faute jusqu'à la dernière.
Cette introduction elle pose tout ce qui va faire la force dévastatrice de ce film.
Elle dit beaucoup de choses rapidement. Et pour les dire rapidement elle passe par des sous-entendus, des l'implicites, des sensations pour mieux ne pas avoir à s'attarder.
Le béotien ne voit dans cette introduction que des Russes partir en mer avec un immense sous-marin.
Mais celui qui connaît déjà ce film par contre se rendra vite compte qu'on vient déjà de lui poser toute une histoire et un univers.
Oui, avant d'être des sous-mariniers, les personnages de Ramius et de Vassily sont des vieux loups de mer. Leur lutte et leur art s'inscrivent dans la plus pure tradition de la longue histoire de la marine, comme le suggère d'ailleurs ce tableau représentant des galions au combat, présent seulement quelques plans plus tard.
Et pour chaque commentaire anodin de Vassily qui ne sait pas encore ce que trame vraiment ce départ, Ramius - qui lui sait déjà - apporte le complément nécessaire.
Ce matin n'est pas seulement froid. Il est aussi rude.
Quant au moment de partir, il n'est pas qu'un simple moment.
Il est le moment de vérité.
C'est là l'indéniable et première grande force de ce film : il n'est pas qu'un banal spectacle où des sous-marins vont se confronter - ce que son successeur "USS Alabama" ne comprendra d'ailleurs pas - il est au contraire un film qui inscrit toute cette lutte dans un ensemble plus grand, plus global, plus absolu.
Ce film, c'est un ensemble de pièces qu'on déplace et qu'on déploie.
C'est une multitude de coups de bourre et de coups de bluff.
C'est une partie d'échecs dans laquelle sitôt engage-t-on le roi adverse qu'on expose le sien.
...Une partie d'échecs où cependant la Reine rouge joue sa propre partie, l'enjeu étant de savoir si le roi blanc le comprendra avec suffisamment de promptitude.
Ainsi tout ce film se bâtit-il davantage comme un film de suspense plutôt que comme un film d'action. On passe son temps à exposer et expliquer les pièces et les stratèges. Les coups possibles et les changements soudain de règles.Tout ça en nous rappelant bien que de cette partie qui est jouée dépend le sort du monde entier.
Pas un moment n'est perdu pour rappeler la puissance des machines engagées, la grandeur des colosses mythologiques mobilisés dans cette guerre surdimensionnée, et surtout la portée tragique que pourrait coûter chaque erreur.
...Et pourtant - malgré la majesté de l'affaire - le sort a donc voulu que cette guerre - la plus grande de toutes - soit cachée aux yeux de tous.
...Une guerre sous la surface des océans.
Sans témoin.
Sans image.
Or la Guerre froide c'est justement ça.
Une guerre où la survie de l'humanité n'a tenu qu'à la capacité des deux camps à ne pas faire d'erreur. Mais une guerre malgré tout invisible, ce qui la rend d'autant plus terrifiante et fascinante.
Et cet "Octobre rouge" parvient justement à s'appuyer comme jamais sur cette idée afin d'incarner à lui seul l'essence même de ce conflit.
Dans "Octobre rouge" on gagne tant qu'on ne perd pas. On ne perd pas tant qu'on ne combat pas, à condition malgré tout de ne pas fuir les confrontations qui se présentent à nous.
Ne pas chercher à frapper mais être prêt à riposter au cas où... Et comble donc de cette guerre invisible c'est que celle-ci est menée cachée de tous, y compris de ses principaux acteurs.
Combattre sous la mer c'est combattre avec un bandeau sur les yeux. On porte la mort avec soi sans rien voir de où on va et de ce qui nous entoure.
Alors il faut apprendre à écouter, à se taire, à déjouer, à bluffer...
De là "Octobre rouge" parvient-il à transformer cette terreur propre à la Guerre froide en une terreur sensible de cinéma.
Le spectateur ne voit pas ce qui se passe. Il est pendu à des instruments de contrôle qu'il ne comprend pas. A des cartes qu'il ne sait pas lire. A un jargon qu'il ne sait pas déchiffrer.
Alors il imagine terrifié ce qui se passe de l'autre côté de la coque.
Il a une sueur froide qui lui coule dans le dos quand on lui signale un contact sonar.
Il retient son souffle quand on lui annonce un "Ivan le fou"...
Au final ce film réalise cet exploit de faire guerre.
Ce film EST la Guerre froide dans toute son essence.
Une longue partie d'échecs où pour gagner il a juste suffi de guider convenablement dans les ténèbres des anges de la mort porteurs d'apocalypse.
Lors d'un intense moment en suspension au milieu du film, le commandant Marco Ramius dira ceci :
« Nous faisons une guerre qui n'a laissé derrière elle aucune bataille ni aucun monument. Rien que des victimes. »
Cette phrase résume au fond tout le coeur du propos.
Ce n'était pas vraiment une guerre et pourtant elle a fait des victimes.
Il n'y a pas eu de bataille et pourtant on n'y a déployé les plus grandes forces armées jamais constituées.
Ce n'était pas une guerre, mais c'était justement parce que "ça ne va pas tarder à être la guerre" qu'elle était si palpitante et fascinante à la fois.
C'est ce qu'est cet "À la poursuite d'Octobre rouge" : un film palpitant et fascinant à la fois.
Remarquablement limpide pour être vu par un enfant de dix ans mais en même temps intensément complexe dans ce qu'il dit et dévoile pour encore captiver aujourd'hui un cinéphile devenu professeur d'Histoire.
L'an dernier d'ailleurs je le faisais encore découvrir à quelqu'un de cher - un énième visionnage donc pour moi - et à la fin on était pourtant tous les deux dans le même état.
Ce film, je crois que je ne m'en lasserai jamais.
Alors oui, forcément je ne peux que vous inciter - si ce n'est pas déjà fait - à oser voir cet invisible...
...Et à comprendre comment ce film est parvenu à brillamment raconter une guerre qui n'a fait que "ne pas tarder..."