A Real Pain
6.6
A Real Pain

Film de Jesse Eisenberg (2024)

Une affiche réussie raconte souvent le film qu'elle annonce. Que voit-on sur la version française, traitée façon BD ? David, identifiable à la casquette rouge qu'il ne quitte jamais, porte un lourd sac à dos sur lequel est juché son cousin Benji. Le sac à dos, c'est la mémoire familiale de juifs polonais persécutés, incarnée par cette grand-mère qui échappa par miracle aux camps d'extermination. Son cousin, c'est ce type décontracté, reconnaissable à son bermuda rouge, qui se laisse porter par la vie. Tous deux effectuent en effet un pèlerinage à Varsovie, suite au récent décès de leur grand-mère qui leur a laissé de quoi le financer. Ledit pèlerinage va être l'occasion pour les deux cousins de se confronter.

L'argument rappelle un roman de Yasmina Reza, Serge : une fratrie réglait ses comptes à la faveur d'un retour sur les lieux où périt la famille de leur mère, Auschwitz. Jesse Eisenberg l'a-t-il lu ? On ne le saura pas, mais les enjeux du film sont les mêmes : comment un trauma refoulé peut faire éclater des rancœurs ou une rivalité enfouies.

Le groupe : un miroir pour nos deux protagonistes

David (Eisenberg lui-même) et Benji (Kieran Culkin) ont opté pour un voyage organisé. En petit groupe, que le cinéaste a finement composé, afin qu'il résonne par rapport à notre duo. On y trouve :

- Marcia, une quinqua fraîchement marquée par une rupture difficile, qui revient sur les terres de son ancêtre disparue en Pologne ; elle représente la solitude de Benji, plus subie qu'il veut bien le montrer

- un couple sage de taiseux qui se fond dans le groupe, monsieur ne parlant que pour tenter un bon mot ; ils représentent la banalité des deux cousins dans leur propre monde, les USA

- un Rwandais rescapé de son génocide à lui, converti au judaïsme ; il rappelle à David, qui s'en est éloigné, ses racines religieuses.

C'est au sein de ce groupe, animé par un guide aussi compétent que compréhensif, que vont évoluer nos frères ennemis.

Des cousins opposés

La recette des buddy movies repose toujours sur une opposition de personnalités. Qu'on pense chez nous à la trilogie de Francis Veber, La Chèvre, Les Compères et Les Fugitifs, mettant en scène la confrontation d'un Pierre Richard gaffeur-fragile et d'un Gérard Depardieu efficace-costaud. Mais le film d'Eisenberg n'est une comédie qu'à la marge. On pense plutôt à un autre film, Old Joy de Kelly Reichardt - qui engagea d'ailleurs Eisenberg pour son Night Move. On y suivait deux amis lors d'une escapade en forêt : l'un installé dans la vie, père de famille contraint, raisonnable ; l'autre électron libre, audacieux, imprévisible. Le film montrait la façon dont cette virée bucolique avait, imperceptiblement, changé l'un et l'autre.

Jesse Eisenberg reprend tout à fait ce schéma. David est le prototype du New-Yorkais mal dans sa peau tel que l'a immortalisé Woody Allen à ses débuts. La référence est même assumée lorsqu'il jette négligemment dans une poubelle, tout en discutant, le yaourt que lui a gardé son cousin : on la trouve dans Annie Hall, Woody se débarrassant comiquement d'un cadeau que vient de lui faire son amoureuse. On découvre Dave multipliant les messages téléphoniques à son cousin, d'un débit précipité. Benji, lui, est à l'aéroport depuis deux heures car il trouve cet endroit fascinant par la population qu'on y croise. Celle-ci est à son image : non fixée, toujours en transit. Libre, mais aussi d'un équilibre précaire, ce que le film nous fera ressentir. Comme dans Old Joy, chacun reviendra à son point de départ, Benji refusant l'invitation de Dave de venir dîner dans sa famille, préférant reprendre sa place parmi les passagers en attente. Le film d'Eisenberg a pour lui cette part de non-dit qui permet au spectateur de prolonger la réflexion. Long en bouche.

A Real Pain, le titre comporte une polysémie malicieuse : il signifie à la fois "un vrai chagrin" et "une personne pénible". C'est tout Benji, sur qui s'ouvre et se clôt le film : à la fois inconsolable et insupportable. Sa peine s'exprime par une sensibilité à fleur de peau, que cet extraverti ne réprime pas : de la blague déplacée à la crise de larmes, en passant par l'agressivité et même le rot sonore. Tout voyage organisé comporte ce genre de trublion, aussi agaçant qu'attachant. Les autres participants sont aussi des archétypes, mais A Real Pain a le bon goût de ne pas virer à la satire convenue d'un voyage organisé. Il n'en reprend que quelques éléments, pour les faire résonner par rapport à son sujet.

Décalage culturel

Les deux cousins cherchent à donner du sens à ce voyage organisé. Dans un cimetière juif, Benji reproche ouvertement au guide de continuer à fournir des informations historiques dans ce lieu chargé de douleurs : gonflé, puisque qu'il ne fait qu'accomplir sa mission ! Mais notre guide le prend bien : il s’adapte, proposant que chacun dépose une pierre sur la plus vieille tombe du cimetière pour marquer un geste qui fasse sens. Une ancestrale tradition juive qui revêt ici un caractère un peu dérisoire, la scène dégageant un côté ludique. Mais cette idée va faire bien davantage sens lorsque les deux cousins, ayant quitté le groupe, vont se retrouver cette fois devant l'ancienne maison de leur grand-mère. L'endroit est décevant par sa parfaite banalité - une situation très réaliste. David et Benji décident alors de reprendre le geste du cimetière pour conférer au lieu sa solennité perdue. C'est alors qu'ils auront leur seul contact avec un Polonais - on se souvient que Benji avait aussi reproché au guide l'absence de rapport avec les Polonais dans sa harangue au cimetière. L'échange est rude : aidé par son fils qui parle anglais, l'homme leur signifie que les pierres qu'ils ont déposées là risquent de faire chuter la personne âgée qui y réside lorsqu'elle sortira. Le pragmatisme face à la mémoire.

Les deux cousins sentent bien qu'ils sont décalés par rapport au tragique des lieux qu'ils visitent. David le dit devant la maison de sa grand-mère : il est gêné de dire qu'il est "Américain". Les Etats-Unis, c'est ce côté cool en permanence qui tranche avec la dureté des Polonais. Un côté superficiel aussi, qui sied très mal au pèlerinage qu'ils ont entrepris. Est-ce pour cela qu'ils dorment encore au moment de partir pour les sites, arrivant à chaque fois en retard ? Comme s'ils cherchaient à fuir l'épreuve.

L'épreuve des visites

Les visites du groupe sont d'abord bien montrées, par ces plans d'immeubles que le capitalisme a invisibilisés. David et Benji ne peuvent que constater que la culture globalisante de leur pays a presque tout effacé. Seules quelques pans de mur en ruine évoquent, de façon poignante, l'histoire des juifs persécutés.

Et puis arrive la visite du camp de Majdanek, qui appelle une grosse réserve.

Filmer les camps n'est pas un acte anodin. La question de l'irreprésentable se pose forcément. Or Jesse Eisenberg fait de cette visite quelque chose de presque banal. On eût pu y voir une dénonciation d'un tourisme voyeur mais pas du tout : les participants se montrent plutôt recueillis et se diront remués de retour à Varsovie. Dès lors, il ne restait au cinéaste que deux options : soit laisser le camp hors champ, soit parvenir, par la mise en scène, à conférer au lieu toute sa puissance. Jonathan Glazer, dans le renversant La zone d'intérêt, a clairement choisi la première option. Jesse Eisenberg échoue dans la seconde, d'autant que le guide continue, malgré ses bonnes intentions de sobriété, à commenter chacune des pièces, indiquant par exemple que le bleu sur les murs correspond à des traces du gaz utilisé par les nazis. De quoi banaliser un peu plus ces lieux, qui ne réclament que le silence.

Au-delà de cette séquence contestable, le problème majeur du film est de ne pas faire suffisamment ressentir l'effet du pèlerinage sur la relation entre David et Benji. Il se contente de montrer comment l'un et l'autre réagissent à l'épreuve, ne traitant que la moitié - la plus facile - du sujet.

Divergences face aux lieux de mémoire

Les visites sont l'occasion, pour Jesse Eisenberg, de mettre en exergue les traits de caractère antagonistes des deux cousins.

L'un des pensums des voyages organisés, ce sont les interminables photos devant chaque site. Face à une sculpture monumentale, Benji a l'idée de créer une reconstitution. Tout le monde finit par se prendre au jeu, même le guide. Tout le monde sauf, bien sûr, David qui de ce fait peut prendre les photos, passant d'un smartphone à l'autre pour que chacun ait son souvenir. Cette insoutenable légèreté le paralyse par son obscénité. Lorsque cette obscénité frappe Benji, il réagit fort différemment : dans le train qui les mène à Lublin, Benji interpelle tout le groupe sur le fait de voyager en première alors que leurs ancêtres juifs firent le trajet entassés dans des wagons à bestiaux. L'indécence du décalage, propre à toute visite des camps, se voit accentuée par la judéité des participants.

Dave semble sans cesse mal à l'aise, Benji constamment comme un poisson dans l'eau. Alors que Marcie chemine seule, Dave avance que, peut-être elle a besoin d'être seule. "Personne ne veut être seul" tranche Benji qui la rejoint -ce qui tend à valider l'hypothèse que le personnage de Marcia renvoie à la solitude de Benji. Après une nuit où David s'inquiète de ne pas voir rentrer son cousin, il apprend au petit matin, comme la chose la plus naturelle du monde, que Benji "étai[t] avec Marcia".

Le fonctionnement de Benji échappe au très raisonnable Dave : ainsi, dans le train, alors que ce dernier s'est endormi, il est effaré que son cousin ne l'ait pas réveillé. Mais Benji a pour lui le charme de l'audace : David finira par s'amuser du voyage sans ticket en jouant au gendarme et au voleur avec le contrôleur. Les deux finiront en première, ce que rejetait Benji. "Oui, mais là on l'a mérité" lance le trublion jamais à court d'une bonne réplique. La frustration de David vis-à-vis de son cousin culmine dans la scène d'adieu au guide : celui-ci ne tarit pas d'éloges sur le si franc Benji qui a fait preuve de courage et lui a permis ainsi de s'améliorer. La scène s'étire, se conclut par l'accolade chaleureuse dont Benji est coutumier, avant que le guide se contente d'un amical mais lapidaire "salut" à David. Cruel.

Entre affection et rancœur

L'ambivalence des sentiments de David vis-à-vis de son cousin éclate dans la scène finale où les deux se séparent à l'aéroport. David balance une claque à Benji, sous le prétexte que celui-ci lui a raconté être reconnaissant à sa grand-mère de l'avoir ainsi corrigé enfant. Le geste était refoulé par le jeune homme, à qui Benji en aura fait voir : l'angoisse d'être pris avec de la drogue ce fut pour David, le siège du milieu dans l'avion ce fut aussi pour lui, le premier à la douche ce fut Benji., etc., sans compter les nombreuses fois où ses saillies incontrôlées lui firent honte. Mais Benji fut aussi celui qui déclara à son cousin qu'il avait des pieds "canons" et lui manifesta maintes fois son amour. C'est cette ambiguïté qui fait, en grande partie, le charme du film. Dès lors, une accolade chaleureuse s'imposait pour finir, avant que chacun ne reprenne sa place, Dave dans son chez-lui, Benji dans son absence de chez-lui.

Tout cela est riche, mené de surcroît sur une jolie ligne de crête, entre légèreté et gravité. Un bonbon acidulé.

Trois réserves viennent toutefois atténuer cette impression positive.

Trois limites du film

D'abord une surcharge scénaristique inutile et des scènes bavardes. On pense ici aux deux dialogues sur le toit en fumant la weed que Benji s'est fait envoyer à l'hôtel. Et à cette histoire de tentative de suicide récente de Benji. Trop peu creusée, elle nuit au rythme et dilue le propos.

Le deuxième travers réside dans l'utilisation de la musique. Quasi exclusivement Chopin, pourquoi pas mais, outre qu'avec Schubert c'est un peu la tarte à la crème de la B.O., la musique est ici envahissante. On se croirait par moments chez Emmanuel Mouret. Bien des scènes, y compris dialoguées, se déroulent sur fond de Chopin, conférant au film un côté clip assez banal. Trop de musique tue la musique.

Enfin, formellement ce n'est guère passionnant. Bien peu de beaux plans à se mettre sous la dent. C'est même parfois assez laid, notamment lorsque Dave est filmé de près, façon selfie.

* * *

Ainsi A Real Pain ne tient-il pas toutes ses promesses. La seule promesse tenue est finalement celle de l'affiche : on suivra en effet un gars accablé par son brillant cousin, tentant d'avancer sous ce poids. Traînant son boulet. Et, contrairement à ce que racontait Old Joy, pas sûr que l’un et l’autre ressortent changés en quoi que ce soit de l’escapade. Tout ça pour ça. Un joli petit film, mais inutile ?...

Jduvi
7
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il y a 4 jours

Modifiée

il y a 3 jours

Jduvi

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