Film fantomatique en état de grâce, transformant le réel pour mieux en rendre compte, balade élégante et violente, cri désespéré, film total, œuvre somme, A touch of sin impressionne par sa maîtrise et la puissance de son propos.
Construit à partir de témoignages captés sur les réseaux sociaux chinois, ou recueillis en réel, le nouveau film de Jia Zhang-ke dresse le terrible état des lieux d'un pays à l'échelle du monde, société du collectivisme perverti enfantant un capitalisme mutant, monstre à deux têtes à la nocivité sans pareil. Le territoire est immense mais la route sans issue. La révolte des humiliés est ultime et dérisoire, presque muette, sans conséquences.
Quatre portraits, quatre destins, quatre révoltes sourdes. Les récits se suivent et se passent le relai. C'est Dahai, Don Quichotte vengeur, San’er, travailleur nomade, Xiaoyu, femme délaissée, Xiaohui, jeune homme à l'espoir broyé. La mort n'est jamais loin, le désespoir non plus, la solitude, la révolte.
Le récit est net, d'une infinie précision. Le ton est burlesque, documentaire, tragique, toujours juste. Très peu dialogué, jamais démonstratif, le scénario est un exemple d'intelligence narrative. Avançant par touches successives comme autant de variations subtiles d'un même thème, affinant plan par plan le portrait de personnages en équilibre fragile entre résignation et déraison, A touch of sin peint le portrait du monde. Chaque scène existe pour elle-même et s'inscrit dans le tout : quelques ellipses brutales, des sauts dans le temps, des terres traversées en train, en autocar, à moto, autant de lieux immenses mais fermés, de rues éclairées mais désertes, d'espérances déçues.
La mise en scène est éblouissante. La première scène est époustouflante, d'autres sont d'une beauté fulgurante. Jia Zhang-ke s'approprie tous les genres, puise dans les traditions chinoises et occidentales, mêle cinéma du réel et conte, arts martiaux et western, mais pas à la manière potache d'un Tarantino, non, toujours dans la construction d'un cinéma moderne, inventif, signifiant. Souple et gracieuse, combinant précision du cadre et mouvements chorégraphiés, la caméra de Jia Zhang-ke capte tout. Avec un sens du tempo impressionnant, cassant sans cesse le rythme, le film avance en apesanteur, pieds dans le réel, tête au ciel, du grand Art.
Les comédiens sont brillants et servent à la perfection des personnages bouleversants, toujours en mouvement, comme mus par une énergie intérieure brouillonne mais volontaire. Regards intenses, silhouettes massives ou fragiles, ils sont l'humanité.
A touch of sin est le film d'un cinéaste indépendant qui réussit à s'affranchir des règles d'un pouvoir cherchant encore à tout contrôler. Au-delà de l'exploit, qu'il parvienne à élever son film au rang d'œuvre d'art tient presque du miracle.
Ce n'est pas un hasard si le film nous apparaît comme le miroir d'un autre film de langue chinoise, mais taïwanais, Stray dogs [Les chiens errants >>>] de Tsaï Ming-liang, l'un des grands films de l'année à venir, puissant et sidérant de beauté, autre portrait d'un monde sans issue, autre cri désespéré. S'il fallait, dans cinquante ou cent ans, comprendre les années 2010, il suffirait de regarder ces deux films, tout est là.
A touch of sin a obtenu le Prix du scénario au dernier Festival de Cannes.
Il aurait dû recevoir la Palme d'Or.