L’histoire d’Accattone est tirée d’un roman de Pasolini. Il nous y brosse le quotidien misérable d’un jeune proxénète amateur qui vit des activités de Maddalena, la femme qui travaille pour lui. Brusquement privé de moyen de subsistance, il va errer à travers les bidonvilles avant de tomber sur Stella, femme naïve pour laquelle il va essayer de changer son mode de vie. Une phrase, tirée de ses Ecrits Corsaires, illustre particulièrement bien ce que Pasolini a voulu exprimer à travers ce film. Il nous dit : « ce qui était immoral, c’était naturellement l’image du sous-prolétariat, dont tout le monde à l’époque, indistinctement, refusait d’admettre l’existence ». Ce que les autres ignorent, il va le montrer en tournant ce film d’une très grande force visuelle. Adepte convaincu du marxisme, il va filmer sans concession les habitants de ces banlieues, ghettos qu’il a lui-même connu et qui vont lui fournir un terreau inépuisable et une source d’inspiration féconde pour ce film à l’accent social d’où transpire son amour de la poésie.

La passion d’Accattone

Contre le concept d’homme-masse exigé par la société de consommation, il remet au centre de sa réflexion l’individu : le personnage principal d’Accattone en est la figure et l’application directe. Véritable icône locale et vecteur d’un peuple qui se bat quotidiennement contre la faim pour sa survie, son parcours en apparence chaotique suggère une forme de chemin de croix, matérialisation métaphorique de la passion du christ. La musique céleste de Bach vient renforcer cette référence permanente à la religion en conférant à ce film et à ses personnages, une dimension sacrée. Tel un prophète, Accattone est descendu sur Terre pour expier par sa souffrance mortelle les fautes des hommes. Le chœur final de La Passion Selon Saint Matthieu de Bach, «Wir setzen uns mit Tränen nieder », revient en effet de manière majestueuse et symbolique tout au long du film. Malgré son titre « En larmes, nous nous asseyons » et sa tonalité (ut mineur), c’est un message de repos et de calme céleste par rapport à la douleur terrestre de la mort qui est exprimé.

Les références bibliques

Ainsi donc le film est très fourni en références bibliques. Maddalena, sa première compagne, fait allusion à Marie Madeleine, prostituée à qui Jésus vient rendre visite. D’ailleurs, à ce propos, on est tenté d'évoquer le film de Scorsese La Dernière Tentation du Christ où Jésus demande à Marie-Madeleine de le pardonner, elle à qui il a fait tant de mal. Elle l’insulte en lui disant : « tu n'as jamais eu le courage d'être un homme ». L’approche de la Passion du christ à la lecture du livre de Kazantzakis, source d’inspiration pour Scorsese, nous permet de comprendre la vie de Jésus, et donc par extension celle d’Accattone, comme étant accessible et immédiate ; l’accent y est mis sur le côté profondément humain de sa nature sans pour autant nier qu’il soit Dieu. Accattone, comme Jésus est tiraillé par le doute, le côté sale et repoussant de son existence et pourtant quelque chose de divin vit en lui.


On peut aborder rapidement quelques autres références bibliques. La Cène, le dernier repas partagé par le Christ et ses disciples, est figurée par le plat de pâtes qui unit les jeunes hommes autour d’Accattone le temps d’un souper. La trahison regrettée de Judas se manifeste elle-aussi à travers les yeux tristes du policier qui doit arrêter le héros. Ce regard est rempli d’une expressivité incroyable, écho qui renvoie le spectateur devant son hésitation à dénoncer un homme ambivalent, mais toujours profondément attachant. Les âmes sont observées avant d’être conduites en enfer ou au paradis. Dans le film, on pense aussi aux philistins au contact du groupe des siciliens, ou encore au reniement de Pierre lorsqu’Accattone est abandonné par ses amis. L’Ancien Testament a aussi sa place ici ; Joseph, le « roi des rêves » nous est rappelé en la personne d’Accattone : le rêve final figure la liberté retrouvée. Ce rêve est bien prémonitoire puisque la chute logique du film augure la délivrance finale et le repos éternel.

Pourtant, ces références bibliques ne laissent aucune place à l’Eglise qui est encore une fois écartée de la vie communautaire. Accattone éloigne en effet la confession et le bâtiment religieux de l’esprit de Stella. Le peuple n’est plus solidaire de l’Eglise nous dit Pasolini, qui n’est présentée que sous la forme travestie et dégradée d’un prêtre venant chercher une prostituée.

L’influence antique

De même, si les monuments qui ont construit l’image de Rome sont exclus du film, les légendes demeurent et avec elles ses figures mythiques. Tel Orphée parti chercher Eurydice, Accattone doit continuer à avancer, sans se retourner, et aller de l’avant. Une seule faiblesse et tout est perdu. En écho à la double personnalité du héros, le mythe fondateur de Remus et de Romulus est interrogé ; on revient sans cesse au Tibre, ce fleuve, matrice centrale de la ville, qui a porté ces deux enfants. La Louve (Rome) a éludé leur sort en les abandonnant dans cette crasse, ce fleuve soudain sale, charriant la lie de l’humanité.


Comme nous le dit Hérodote, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. A travers ce fleuve, catalyseur quotidien des jeunes des banlieues, Pasolini interroge le temps qui apparaît comme une boucle sans fin ; loin de la flèche du progrès, le temps est plutôt celui de l’inéluctabilité. La vie se poursuit ; un chef meurt, un autre le remplace. Si la vieille ville reste figée dans les limbes de son passé, les quartiers populaires expriment une vitalité et une mutation sans cesse renouvelée.

Une possible rédemption ?

Sous les cris de « souteneurs, maquereau ! » qui accablent Accattone, l’homme est traité comme une ordure, un élément agité et perturbateur alors que la femme, malgré sa dégradation physique, conserve une certaine pureté. L’idée de sacrifice est récurrente dans l’œuvre de Pasolini et en particulier ici ; le héros cherche auprès de Stella, figure de pureté et d’innocence, à se racheter en commençant à travailler. Accattone, qui signifie en français « le mendiant », est bien pauvre et ses maigres ressources proviennent de l’exploitation honteuse d’une créature séduite et condamnée à le suivre dans cet enfer permanent. Une forme de rédemption semble toutefois possible avec sa nouvelle compagne pour laquelle il veut devenir meilleur. On voit bien que Vittorio et Accattone sont les deux personnalités d’une même personne, les deux facettes de l’individu, qui, par désespoir, a pris un chemin difficile et qui s'est perdu. A l’aspect honnête de l’homme au sein de sa maisonnée vient s’opposer la figure flamboyante du « mendiant » tournée vers l’extérieur. Dès lors, est-ce un homme ou un dieu ? Il est celui dont tout le monde parle, seule figure à pouvoir accomplir certaines actions (le saut du pont) qui apparaissent comme la matérialisation de miracles au quotidien.

Echapper à l’enfer

Rome, ville éternelle, rassemble les extrêmes ; la pauvreté est palpable, et l’extrême indigence côtoie les murs vaguement esquissés des palais et belles demeures patriciennes. Un combat désespéré est mené par les habitants de ces bidonvilles, bêtes de somme sans aucune autre alternative. La pauvreté et le dénuement sont les mêmes partout. La mort est présente au quotidien ; les fréquents enterrements marquent la victoire de cette sombre présence sur la vie, elle fait partie du cycle réglé d’une existence trop courte. La faim n’est qu’une mauvaise habitude, qu’on apprend dès la naissance à côtoyer. Dans Accattone, il est fait mention de l’histoire contemporaine avec des allusions répétées aux camps de concentration (celui de Buchenwald, près de Weimar, en Allemagne), rappel de la période de transition extrêmement longue connue par l’Italie après la guerre. Dans une économie dévastée, les cicatrices sont encore bien ouvertes et visibles. Pasolini, pour renforcer ces contrastes, alternent les scènes de lumière écrasante avec celles de nuit noire complète. Le côté inhospitalier et sauvage de la banlieue n’en est que plus renforcé.


Derrière la survie de tous les instants, une certaine flamboyance naît en chacun de ces pauvres hommes désœuvrés. Le désespoir lisible sur les visages ne peut dissimuler la beauté magnifique que l’on y perçoit. Le rire permet de repousser un instant cette vie terrible faite de tant de sacrifices. Le fait que ces hommes et ces femmes n’aient plus rien à perdre dérange. Si l’honneur et la fidélité restent des valeurs essentielles, la justice, elle, est expéditive. Arbitraire et imprévisible, elle condamne les victimes (les prostituées sont incarcérées) en laissant les coupables courir ; son bras armé essaie de faire un contrepoids à la violence de la rue en débarquant dans les banlieues à l’improviste.

La théâtralité de la rue

Ce poète civil qu’est Pasolini fait passer le poétique avant l’intellectuel et nous livre un film d’une extrême spontanéité. En cela, il se rapproche du mouvement néoréaliste ; la rue est montrée dans son côté théâtral. Les habitants vivent tournés vers l’extérieur, les disputes et les réconciliations se font en public. La pression du groupe est forte et chaque parole prononcée prend une valeur prophétique. Cette scène ouverte, ce microcosme, s’il favorise une expansion verbale et gestuelle, n’en permet pas moins pour autant la révélation de vérités presque philosophiques. On verrait presque apparaître au coin d’une rue la figure de Socrate, qui interroge et questionne sans cesse.


Le Purgatoire

Le film commence par une parole provenant de La Divine Comédie de Dante :

« L’ange de Dieu me prit, et celui de l’Enfer criait : « O toi du Ciel, pourquoi de lui me prives-tu ? De celui-ci tu emportes ce qui est éternel, à cause d’une petite larme qui me le ravit » - Dante, Le Purgatoire, Chant V

Le purgatoire, dans la pensée chrétienne, est un processus de purification de l’âme après la mort. Présenté comme un feu purificateur au Moyen Age, le purgatoire est perçu comme un lieu de rafraîchissement où les défunts cherchent à atteindre la paix et la lumière. Cette même recherche est à l’œuvre dans Accattone, transposition terrestre de cet ailleurs figuré.

Dans le Purgatoire, Dante rencontre ou mentionne différents personnages : Calliope (Muse de la poésie épique et de l’éloquence), Caton d’Utique (homme politique romain), Marcia (seconde épouse de Caton d'Utique ; Après la disparition de ce second mari, elle reviendra vers son premier époux, devenant un symbole de fidélité conjugale). Ces personnages, par l’objet qui leur est associé, reprennent en substance, l’ensemble des idées traitées dans le film : la politique, la fidélité et surtout la poésie, autant de thèmes chers à Pasolini.
FrançoisLP
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le 4 août 2014

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