A plus d’un titre, Adieu Philippine est agaçant. Son scénario, qui tient sur trois lignes (en pleine guerre d’Algérie, Michel, un jeune type qui travaille pour la télévision, apprend sa mobilisation et son départ tout proche. Il décide donc de profiter de ses dernières semaines de liberté en compagnie de deux amies nommées Juliette et Lilian) stagne pendant plus d’une heure avant de prendre son envol, et une fois ledit envol effectué, il continue à zigzaguer entre des errances et micro-conflits de peu d’intérêt entre les protagonistes. Les personnages sont insupportables : combien de fois voudrait-on gifler ce grand type tout mou qui ne sait jamais vraiment ce qu’il veut et ces deux mijaurées qui complotent sans arrêt pour on ne sait trop quoi, tous trois ayant en commun de râler pour un rien et d’avoir des passe-temps futiles à en crever. Techniquement, ce n’est bien souvent pas au point, avec une image souvent floue et une caméra pas toujours bien positionnée. Bref, pour qui ne s’y attarde qu’un peu superficiellement Adieu Philippine a tout du film amateur raté.
Sauf qu’il n’est rien de tout ça. En partie parce que ce côté brouillon, débutant, sont en partie voulus par le réalisateur : Jacques Rozier (qui signe là son unique grand film, et n’a même pas connu la gloire avec lui) faisait exprès de tourner dans la rue, sur le vif, commençant et terminant toutes ses séquences in medias res, sans prévenir les passants alentours. Il choisissait ses interprètes d’après des photos prises (ou vues) au hasard et modifiait le scénario en fonction de leur humeur, sans rien en écrire pour ne pas gâcher le naturel de leur interprétation. De cette façon, il a obtenu un film parfaitement naturaliste, où chaque chose paraît authentique : le montage très « cut » qui capture les séquences sur le vif, les hésitations des comédiens, le brouhaha de fond qui vient parfois s’aligner au même niveau sonore que les conversations, les micro-incidents qui viennent perturber des évènements tout tracés…tout cela rend le film bien plus foisonnant qu’il ne l’était au départ, lui donnant une valeur presque documentaire : ce qu’on cherche à retranscrire, c’est l’état d’esprit d’une époque, et surtout d’une jeunesse (pas encore tout à fait soixante-huitarde, mais ça vient doucement). De cette jeunesse, Rozier reprend la musique (tubes yéyés notamment) et les danses (le cha-cha-cha) qui démarquent ces personnages en tant que jeunes et les séparent des plus âgés, dont les rares apparitions ne font que démontrer qu’ils ne comprennent rien à leurs enfants…
Paradoxalement, si ce film dit la vérité sur une époque, l’un de ses thèmes les plus précis (et celui sur lequel les critiques et universitaires ont le plus glosé) restent le mensonge et le non-dit. Pour la première notion, rien de très dramatique : qu’il s’agisse des mensonges de ces messieurs pour se donner plus d’importance qu’ils n’en ont (hilarant personnage du producteur Pachala, qui tente de séduire les filles avec un argent qu’il n’a pas et s’enlise dans des tournages foireux) ou des ruses de ces dames pour donner une « situation » à Michel, tout ce petit manège donne une allure des plus plaisantes au film, le rapprochant de la comédie. Plus grave en revanche est le silence, relatif à une seule chose : l’Algérie. Les garçons qui n’y sont pas encore allés en ont peur ; ceux qui en reviennent sont incapables d’en dire un mot. Et de toute façon personne ne les écoute. Il règne une pesante omertà sur ce sujet d’actualité dont on ne peut pas parler, mais auquel on pense tout le temps, et qui guide d’ailleurs le moindre choix du héros, même anodin : c’est à cause de la guerre qu’il envoie valser son boulot à la télévision et prend quelques jours de congé en Corse avec ses donzelles, loin du monde et de la réalité. Ici vient le temps de la liberté et du flirt, où le triangle amoureux se concrétise-sans qu’il ne se passe jamais rien de concret, toutefois : le temps n’est pas encore à la sexualité exacerbée. Si le temps s’allonge considérablement dans la dernière partie du film, c’est autant pour symboliser ces jours chauds où les heures sont comme arrêtées que pour retranscrire l’attente de l’appel de Michel. Qui finira par arriver.
Reviendra-t-il de l’Algérie ? On l’ignore. Si oui, en reviendra-t-il aussi muet que ses copains redevenus civils ? Certainement. C’est en cela que le dénouement, sous des dehors joyeux, peut paraître bien angoissant : on ne sait pas où il va se perdre. On ne sait pas ce qui va bien pouvoir rester de ce qu’il est- de ce qu’en fait il n’a pas cessé d’être du début à la fin. Après avoir ancré l’entièreté de son film dans l’instant présent, Rozier nous fait nous interroger sur l’avenir, et il s’annonce beaucoup moins solaire. Le titre du film, en cela, pourrait faire penser à la chanson de Craonne chantée dans les tranchées : « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes… » Les femmes, heureusement, restent jusqu’à la fin, juchées sur le port avec leurs mouchoirs. Mais on n’est effectivement pas sûr que l’amour, ou la vie telle que les protagonistes l’ont connue au cours de ces dernières semaines, survivent.