L’obole et la dette (Histoire éternelle).

De nombreux mythes ont pour point commun la notion de châtiment exemplaire. Ces châtiments sont avant tout des messages adressés aux vivants destinés à encadrer leurs débordements et à flatter leur soumission. Dès l’aube de la civilisation européenne, la notion duale recouvre à la fois une dimension pratique et réelle (le châtiment humain et le droit positif à venir) et une dimension théorique et imaginaire (le châtiment divin, la damnation catholique). Le massacre des prétendants châtiés pour avoir voulu usurper le trône d’Ulysse illustre la dimension humaine de la peine. Pour rester en compagnie d’Homère, on évoquera la descente d’Ulysse (juge et jugé puisque Dante le précipite plus tard dans son propre Enfer chant XXVI, huitième cercle, huitième bolge, Ulysse et Diomède) aux Enfers et sa rencontre avec les victimes de la répression de la Titanomachie : Tityos, Tantale et Sisyphe condamnés à un châtiment éternel. Quant à Prométhée, il fut enchaîné à un rocher pour avoir voulu apporter la lumière aux hommes et dévoré vif par l’aigle d’Echidna et de Typhon.


Yannis Varoufakis et Alexis Tsipras, heureux vainqueurs des élections Grecque de 2015 (SYRISA, parti radical de gauche), courroucèrent les Dieux et furent condamnés à se battre contre la Commission Européenne et son auxiliaire, l’Eurogroupe. Bruxelles exigeait le remboursement de la dette ou les réformes drastiques nécessaires à son apurement, les deux héros cherchaient à infléchir la politique d’austérité frappant la Grèce. S’ensuivit une intense lutte de cinq mois et douze jours, menée par le ministre des finances grec Varoufakis contre la « Troïka » (fonctionnaires de l’Eurogroupe, La Banque centrale européenne - BCE - et le Fonds monétaire international - FMI -). De Prométhée ou de Varoufakis, difficile d’affirmer que l’un s’en sorti mieux que l’autre. Prométhée fut au final pardonné par Zeus. À la suite des défaites de son parti aux élections européennes, régionales et locales de 2019, Tsipras provoqua de nouvelles élections législatives anticipées, lors desquelles son parti fut battu par la Nouvelle Démocratie de Kyriákos Mitsotákis, qui lui succéda comme Premier ministre le 8 juillet 2019. Avec le Front de désobéissance réaliste européen (MeRA25), Varoufakis et son parti remportèrent neuf sièges lors des élections législatives grecques de 2019. Il n’est pas près de remiser son rocher.


Pour rester sous la douce influence de la pensée Hellénique, les négociations de 2015 offraient aux Grecs une croisière dans les eaux agitées de Charybde et Scylla, c’est-à-dire accepter les termes du Mémorandum d’entente (en anglais Memorandum of Understanding - MoU) exigeant les réformes nécessaires mais impossibles au remboursement de la dette Grecque ou la sortie de l’€uro, mais sans le soutien des banques européennes toutes dépendantes (mais si, mais si) de la Banque Centrale Européenne. Il faut préciser que la crise de 2008, avait révélé l’ampleur de ladite dette avoisinant les 320 milliards d’euros et à laquelle, jusqu’alors, ni les politiques Grecques - et les 30 ans de politique des Nouvelle Démocratie (droite) et des PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) -, ni les instances européennes n’avaient jusqu’alors prêté attention. Pour compliquer le tout, 2008 et sa crise mondiale avait mis les banques Françaises et Allemandes en difficulté. Leur renflouement était considéré prioritaire par la commission. Dès lors, et selon la formule : les caisses étaient vides. Le mauvais élève de l’Europe, la Grèce, et son parti radical de gauche, recevait son commandement de payer.


A ce jeu de qui perd-perd, Yannis Varoufakis et Alexis Tsipras répondaient en proposant de ne pas appliquer le Memorandum of Understanding (MoU) en l’état mais de l’adapter. La sortie de l’€uro n’était pas une option pour les Grecs. L’outil technocratique pouvant s’appliquer à n’importe quelle situation de surendettement, il convenait pour l’Eurogroupe de ne pas créer de précédent. Il avait d’ailleurs été appliqué à la situation Irlandaise sans amendement. A ceux qui appréhenderaient de voir ce film de cols blancs regardant la souffrance des hommes du haut de l’Olympe de la démocratie Européenne, l’essentiel de son propos porte sur les débats, tractations, négociations, pourparlers et en constituent la trame scénographique. L’entêtement des uns, la naïveté des autres, le regard goguenard des troisièmes (notamment Christine Lagarde auteure de l’expression : Adults in the room), animent ces vrais débats de la mauvaise foi. À la suite de l’échec des négociations avec la troïka dans le cadre de la crise de la dette publique grecque, à l’initiative du gouvernement d’Alexis Tsípras, un référendum fut organisé en Grèce. Il portait sur l’acceptation de la proposition faite par l’UE, la BCE et le FMI le jeudi 25 juin 2015. Victoire politique pour le gouvernement grec et son Premier ministre, le « non » l’emporta avec 61,31 % des suffrages contre 38,69 % pour le « oui ». Malgré la victoire du « non », qu’il défendait, le ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis, démissionna de son poste le lendemain du scrutin, afin de faciliter l’obtention d’un accord entre la Grèce et l’Union européenne.


Comment fabriquer un film de 2 heures avec ces quelques éléments historico-économiques ? C’est le talent de Costa-Gavras et de son dix-neuvième long-métrage. On savait Costa-Gavras cinéaste humaniste (L’Aveu, 1970 ; État de siège, 1973 ; Section spéciale, 1975 ; Missing, 1982 ; Hanna K, 1983 ; Amen, 2001 ; Le peu convaincant Capital, 2012), il le demeure ici avec encore plus de conviction et une pédagogie exemplaire. On s’amusera à se rappeler que dans la Sparte archaïque : la danse du fromage opposait deux groupes d’adolescents, l’un armé de fouets défendait les fromages déposés en offrande sur l’autel, tandis que l’autre s’efforçait de prendre, sous les coups, le plus grand nombre possible de fromages. Avec Adults in the Room, Costa-Gavras nous rappelle, mi amer, mi amusé que vieillir n’est pas tout. L’Europe, a 62 ans fouette toujours les danseurs.


Ce combat du petit contre le gros, de l’homme des Lumières contre le pouvoir olligarcho-technocratique, du contribuable face à l’administration fiscale rappellera sur un mode souriant les 12 travaux d’Astérix en quête du laissez-passer A-38 dans la « maison qui rend fou ». Volte-faces, trahison, cynisme, menaces… Adults in the Room requiert férocement contre l’obstination légaliste de l’Union européenne dans son refus de reconsidérer le surendettement de la Grèce. Les coups pleuvent toujours. La palme du cynisme devrait revenir à Pierre Moscovici, qui n’hésite pas à écrire sur son blog : « Tel Ulysse de retour à Ithaque, la Grèce arrive enfin à destination aujourd’hui, dix ans après le début d’une longue récession. Elle peut enfin souffler, regarder le chemin parcouru et contempler de nouveau l’avenir avec confiance. » Lorsqu’on connait le montant de la dette française, globalement socialiste, on grince.


Compte tenu du sujet, Adults in the Rom constitue une réussite totale, une gageure muant une situation conflictuelle complexe en un suspense haletant. Costa-Gavras nous offre un exploit de narration cinématographique par ailleurs non dénué d’humour. Certes, on pourra gloser sur une vision partiale de l’histoire, contée par un Aède très à gauche en osmose avec les leaders du SYRISA et le peuple Grec. Face à la souriante Égéenne, la machine impitoyable du capitalisme en marche, la broyeuse des banques éructe bave aux lèvres « Socialisation des pertes, privatisations des profits ». Le discours apparaîtra à certain réducteur. Si cette mésaventure n’avait touché que la Grèce, l’argument serait presque recevable. L’Italie et ses menaces d’Italexit, l’Angleterre et l’imminent Brexit, les tentations de certains politiques français en direction d’un Frexit, et le bruit que laissèrent courir l’Espagne et la Suède (qui n’a pas adopté l’€uro et qui, l’Angleterre retirée, se retrouve seule dans cette situation), tous furent remis dans le droit chemin par des promesses de refonte de l’Union et quelques financements. L’euroscepticisme et les crises qui enfièvrent les pays de l’Union ne résultent pas d’un virus unique mais se voient prescrit le même suppositoire inopérant de la mondialisation. La crise migratoire, les crises politiques et sociales exacerbent les rancœurs et fabriquent journellement de nouvelles tensions. Certes, avec ses 180 % de dette sur PIB, la Grèce reste en tête des pays européens les plus endettés. Mais, suivent de près l’Italie avec presque 132 %, le Portugal avec presque 126 %, la Belgique avec 103,1 % du PIB, talonnée par l’Espagne (98,3 %) et la France (97 %). De belles crises en perspectives.


On pourra reprocher également à Gavras de rester factuel, traquant l’inhumanité technocratique de l’Union (les mots ont un sens) et occultant de son champ de vision la souffrance des Grecs. Costa-Gavras évite justement l’écueil du sensible et la leçon n’en est que plus pertinente. Toutefois, selon Angélique Kourounis pour France Info : Les chiffres sont alarmants. Depuis le début de la crise en 2008, le taux de suicide a augmenté de 35 %. Celui des dépressions profondes a quadruplé, et même si ces chiffres restent les plus bas d’Europe, la Grèce est le pays de l’Eurozone où ils augmentent le plus vite. En ce qui concerne les internements forcés là encore, les chiffres sont édifiants : « En France, le pourcentage des internements forcés sur la totalité des internements est de 12,3 %, au Portugal, qui est un pays en crise c’est 3,8 %. En Grèce, c’est de 65 à 70 % ».


Adults in the Room n’est pas qu’un film politique remarquable, il est également un objet cinématographique filmé remarquablement. La distribution réunissant des acteurs de théâtre peu connus, pour la plupart grecs, emporte l’adhésion et contribue à la crédibilité de cette leçon de cinéma engagé qu’il convient de ne pas abandonner. Chaque acteur réussit brillamment à rendre acceptables les diverses prises de position de leurs personnages, ayant tous l’air convaincu de détenir la vérité. Les ressemblances entre acteurs et personnages réels sont parfois étonnantes. Chrístos Loúlis : Yánis Varoufákis ; Aléxandros Bourdoúmis : Aléxis Tsípras ; Ulrich Tukur : Wolfgang Schäuble ; Daan Schuurmans : Jeroen Dijsselbloem ; Chrístos Stérgioglou : Sákis ; Dimítris Tárloou : Euclide Tsakalotos ; Aléxandros Logothétis : Mános ; Josiane Pinson : Christine Lagarde… Cerise sur le Galaktoboúreko, la musique subtile du talentueux Alexandre Desplat. La fin énigmatique introduit l’image symbolique d’une danse incongrue exécutée par les membres de l’Eurogroupe. Chacun décryptera à sa façon cette énigmatique allégorie. Pour ma part, je me souviens que pour Platon, la danse pyrrhique imite les parades par lesquelles on se gare des coups et des traits de toute sorte en se détournant, en reculant, en sautant en l’air ou en se baissant […] les gestes actifs qui tendent à imiter le lancement des flèches, des javelots et des coups de toute sorte. Toutes ces gesticulations ne constituent qu’une comédie, une pantomime où les gestes appuyés, les grimaces tentent d’impressionner un adversaire dont on serait bien en mal de triompher lorsque lui se trouverait bien en difficulté pour se défendre. Le tout est de savoir si on parle encore de danse pyrrhique ou de politique.

Lissagaray
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le 16 nov. 2019

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