Il existe une cinquantaine d’ouvrages et de mémoires sur don Lope de Aguirre, beaucoup de légendes, mais environ vingt pages seulement de documents d'époque. C'est dans un livre pour enfants que Werner Herzog a vu pour la première fois le nom de ce noble espagnol, sanguinaire, fourbe, utopique et impitoyable, qui a mené ses hommes à leur perte pour finir seul, hébété, vaincu par les démons de son ambition. L’Histoire, souligne le cinéaste (âgé d’à peine trente ans au moment du tournage, notoirement éprouvant), ne s'intéresse pas aux perdants. Celui qui écrivait à son souverain pour le déclarer déchu de tous ses droits n’a trouvé ni les richesses qu’il recherchait, ni la gloire qu’il convoitait. L'enfer, assurément. Le film commence là. Vers la fin de l'année 1560, un groupe de conquistadors quitte la cordillère des Andes et s'engage dans l’inextricable forêt vierge du cours supérieur de l'Amazone dans l’espoir de découvrir l'Eldorado, la fabuleuse cité d'or dont les Incas affirment l’existence. La troupe bigarrée gravit les derniers hectomètres d’un col avant de plonger dans la jungle hostile et ténébreuse. Herzog filme à la force du poignet et nous arrache à notre quiétude habituelle de spectateur. La séquence d’ouverture, qui voit la file d'hommes en armures, d'Indiens en ponchos et petits bonnets, de lamas et de chevaux encapuchonnés descendre à flanc de montagne à travers le brouillard, comme une colonne de fourmis, est une page inoubliable. Un morceau de bravoure, au sens le plus fort du terme, auquel l’ample et hypnotique musique du groupe Popol Vuh confère une dimension surréelle. La nature oppressante happe lentement la longue cohorte des écrevisses du Christ et du roi d'Espagne, aux cuirasses déjà mangées de rouille, et les Indiens s'immergent dans cette touffeur, cette moiteur tropicale qu'ils savent funestes.
Les premiers bas-fonds marécageux stoppent bientôt l'avancée du convoi. Une fièvre pernicieuse décime le cortège, les vivres s'épuisent, les Espagnols s'entretuent. Le chef de l'expédition, Gonzalo Pizzaro, ordonne alors à un groupe d'hommes de descendre en radeaux le cours impétueux de l'Urubamba afin de reconnaître le terrain qui mène à leur but. Dans ce détachement dirigé par Pedro de Ursúa se trouvent un moine, chargé de prêcher l’Évangile aux "sauvages", et Aguirre, qui rêve en secret de mener lui-même les opérations. Pendant le voyage, ce dernier organise une révolte contre le commandant. Obsédé par l'exemple d’Hernán Cortés, il persuade ses camarades de partir à la recherche de l'or et de la puissance pour leur propre compte après avoir proclamé l'abolition de tous les droits des Habsbourg, détrôné verbalement Philippe II et institué à sa place un empereur fantoche, Guzman. C’est à cette équipée sinistre que l’on assiste, au spectacle d'un tourbillon qui décime la troupe, à l'attente des pirates qui guettent à l'horizon les reflets brillants de leur terre promise, au mystère qui plane sur cette forêt vierge d’où jaillissent des flèches empoisonnées, au jugement d'Ursúa et à sa pendaison, à la confession d'un prince Inca prisonnier, à la mélodie soufflée par un joueur de flûte, à la cueillette de fruits exotiques et à la pêche de poissons frais, à la disparition énigmatique d’Inez, fiancée du chef déchu, à l'attaque d'un village déjà dévasté par les cannibales, à l’implacable extermination des insurgés. La faim, les privations, les mille périls surgis des profondeurs de la végétation auront raison de l’absurde entreprise. La nef des fous de richesse et d’exaltation, qui entraîne des femmes en chaise à porteurs dans la jungle, et la loi de l'Église, brandie partout, tombent en pièces dans l'eau tumultueuse des fleuves. La quête aboutit au néant.
Aguirre est donc, d'abord, un extraordinaire film d'aventures. Mais plus qu'aux exploits hollywoodiens de Douglas Fairbanks et d’Errol Flynn, c'est au Rimbaud du Bateau Ivre et au Ruy Guerra des Dieux et les Morts qu'il fait penser. L’espace, composant formel du genre, est ici restreint par le format, la situation, le cadrage. Herzog refuse le découpage classique. D'une part, il sépare l'effet de la cause en dissimulant celle-ci, dans les scènes violentes surtout. Ce sens de l’ellipse s'accroît avec les péripéties ; il introduit aussi l'obscurité dans un domaine où la clarté doit régner. D'autre part, il empêche toute ardeur excessive de la part du spectateur. La caméra s'arrête sur les visages au milieu d'une action, la lenteur et l'étalement du rythme apportent l'impression de la durée et correspondent au style de la chronique auquel le film se réfère. Aucun fait ne saille, tous les incidents ont une importance égale. La fiction ne consiste que dans une mince trame de gestes, de voix, d’évènements qui, décrochés d’un discours de contextualité, sont offerts à l’œil et à l’oreille pour qu’ils en jouent en tant que signifiants. Le mouvement se ralentit, s’enlise progressivement, jusqu’à ce qu’il se referme sur lui-même et que le temps se fige. Cette manière de conter constitue la seule forme capable de restituer en même temps l'esprit de l'aventure et le recul pris vis-à-vis d’elle. L’emploi pléonastique de Klaus Kinski l’illustre bien : avec ses traits de gargouille, son regard fanatique, ses yeux d’un bleu vitreux, ses gestes incontrôlés, ses réflexes paranoïaques, sa démarche de crabe, ses emportements de Belzébuth hystérique, l’acteur est l’incarnation stupéfiante de cette démesure, de cette folie et de cette inconscience qui constituent le lit du film.
Poursuite prométhéenne de l’inaccessible, Aguirre est aussi l'histoire d’un gigantesque échec, d’une défaite scellée d’emblée, à travers laquelle perce comme un appel à la communication. L'égoïsme des conquérants, les aspirations et la solitude de l’aventurier chimérique qui défie la couronne espagnole, le mutisme inébranlable d’Ursúa en sont témoins. Comme le silence fatal de cette forêt qui se fait ennemie parce qu'on la craint et qu'on la regarde de loin. La vie est un vaste théâtre et l’on y joue à combattre des moulins à vent. Le premier plan remet les Don Quichotte que nous sommes à leur place : ces hommes bardés de fer qui semblent descendre des nuages s'en vont patauger dans la boue d'un marais fétide et un vaste panoramique nous amène du ciel a la terre, c'est-à-dire de l'espoir et de la vie, à l'anonymat et à la tombe. Le fantasme de l’Eldorado (une ruse inventée par les Indiens pour perdre les envahisseurs) ne masque qu’une soif plus profonde, l’idée de pouvoir, de puissance ou de possession ne servant que de dérivatif face à celle de la mortalité. Paranoïa, appétit d’appropriation, instinct de domination, machiavélisme et attachement à la pureté raciale : parabole sur l’oppression et la mégalomanie, l’œuvre peut se lire à la lumière de l’histoire mondiale du XXème siècle, et plus particulièrement du fascisme hitlérien. Il est légitime de penser que le cinéaste reproduit en Aguirre le Führer qui avait abjuré le dieu juif de tendresse et d’espérance pour rétablir un dieu aryen de force et d’ordre absolus. La dimension fantastique de l’œuvre, très prégnante, se double ainsi d’une allégorie politique. Les soldats obéissent sans sourciller, jusqu’à l’anéantissement, mus par la cupidité, la peur, le respect des règles sociales, magnétisés par l’attrait mortifère qu’exerce Aguirre, et auquel Kinski apporte son quotient personnel de perversité.
Herzog est un scrutateur des cœurs et des âmes, le chantre d’une nature luxuriante plongée dans un coma prolongé, d’une terre insondable qui ne s’est pas encore réveillée. Victimes et conquérants demeurent prisonniers d’un même cercle vicieux. Aguirre, l’homme de la conquête pour la conquête, le révolté qui voulait aller toujours plus loin, celui qui croyait pouvoir infléchir le cours des choses par la seule magie incantatoire de son verbe ("Si moi, Aguirre, je veux que les oiseaux tombent morts des arbres, ils tomberont"), est une sorte de Richard III égaré au Pérou, filmé comme un insecte perdu entre le soleil et les planches d’un cercueil. À la fin, il est encerclé par une horde de singes, ses seuls sujets, devenu le souverain dérisoire d’un royaume qui l’engloutit, ivre de cette dynastie qu’il envisage de fonder en s’accouplant avec sa propre fille, de l’Histoire qu’il compte mettre en scène comme un opéra, et des rêves d’éternité qu’il clame à l’adresse du ciel. Alors, autour de ce qui n’est plus qu’un radeau-charnier, la caméra dessine de larges cercles d’oiseau de proie, une sorte de danse de mort au goût d’apothéose. Les intuitions historiques de l’auteur sont amères, mais toute désillusion n’est pas forcément fataliste, pas plus que toute terreur n’est révolutionnaire ou toute cruauté totalitaire. N’étant le fruit ni le germe d’aucune promesse, les pressentiments d’Herzog ont au moins le mérite de mobiliser notre capacité d’inquiétude. Le cinéaste donne à percevoir le trouble et le vertige comme l’évidence d’une donnée naturelle. Il n’excelle pas seulement à exprimer les distorsions et les déchaînements qui accompagnent toute crise de perception. Il parvient aussi à concrétiser l’appel d’air et le calme préludant aux accès de fièvre. La forêt équatoriale est un paysage en transe, qui cerne toujours plus sourdement l’embarcation ballotée et emportée par les flots. Les passages d’un règne à l’autre du réel sont rythmés par de véritables rites de confusion. Lorsque l’équipage succombe aux mirages, un soldat qu’une flèche vient de transpercer constate que ce n’est sans doute qu’une illusion de plus ; mais quand un autre décrète que s’il voyait un bateau au sommet d’un arbre, ce serait une chimère, son voisin lui désigne presque aussitôt une épave au faîte de la frondaison. Face à de telles divagations, comment ne pas évoquer Jérôme Bosch ?
Selon un principe de suspense érigé moins sur la stupeur des retournements ou des découvertes que sur la dégradation accélérée des repères moraux, mentaux et physiques, le film produit dès les premières images une emprise qui n'a plus de relâche, et il n'est pas exagéré d'écrire que la fascination subsiste après la disparition de tout, au-delà du tournoiement de l'ultime plan-séquence, le conquistador laissé seul et délirant sur un radeau dans l'infini de l'enfer vert. "Un trône, ce n'est jamais qu'une planche, avec un peu de velours", lance Aguirre. Le goût de la dérision du héros, le bruissement des arbres aux feuillages impénétrables, les rumeurs de la rivière aux flux rougeâtres, les murmures de la terre qui paraissent prolonger la vie de cet individu à l’écoute de sa liberté reflètent un néo-expressionnisme dont le souffle et la teneur relèvent du plus grand romantisme allemand. L’homme qui se faisait appeler la Colère de Dieu est le spectre de la démence née quand l’autorité se heurte à l'impossible et refuse sa condamnation. Aguirre opère cette transgression qui est peut-être une grande sorcellerie évocatoire à la Baudelaire ou à la Lautréamont : c’en est fini des apparences, de la Loi, de tout code social, de l’amour licite, de la civilisation. Le personnage-titre suscite et instaure le chaos, crie à la face de l’Élément une rage indomptable, des illuminations homériques, des délires de grandeur évoquant l’univers wagnérien. À travers son périple, Herzog met en scène la condition de l’homme qui est celle de tourner en rond, d’agiter des velléités d’action, de se dissoudre dans ses propres abîmes.
Observateur et participant à la fois, le cinéaste compose des visions fantasmagoriques propres à plonger le spectateur dans un expérience active de l’irrationnel. En dépit des références constantes au XVIème siècle, le film est imprégné de la notion persistante d’un monde supérieur, ce que souligne tel son (le chalumeau indigène) ou telle hallucination concrétisée. La photographie contribue à ce résultat : les images du canon choyant dans le fleuve avec son caisson de poudre, celle des explosions au loin dans la nuit sont d’une somptueuse beauté lyrique, et même les vues aériennes du radeau couvert de cadavres et qui s’en va à la dérive tendent vers l’onirisme bien davantage que vers le pittoresque. Méditation tourmentée et pessimiste sur les limites du pouvoir et l’inanité de toute aventure humaine, Aguirre consigne la quête dérisoire d’un impossible Graal et lui offre des colorations mystiques et shakespeariennes. L’hyperréalisme y est conjoint au symbolisme, l'intelligence entremêlée à la sensation. La rigueur extérieure d'un récit linéaire, laconique, retenu, contraste continûment avec la tendance intérieure au désordre, au débordement, à l'emphase d’une narration baroque. L'intensité de chaque moment provient de la prépondérance perceptible de cette inclination, et l’envoûtement est entretenu d’un bout à l’autre par le maintien magistral de l’équilibre entre les différents registres convoqués. L’œuvre est ainsi le produit de tensions dominées jusqu'au dénouement, où Herzog, mêlant le grotesque et le sublime, fait entrer de plain-pied la fable dans le mythe. Ni histoire ni fiction, ce poème immersif, viscéral et halluciné est un chant épique qui donne corps et substance à l'imaginaire.