On est loin de « BAC Nord » (2020), et pourtant on a rejoint le nord de la France, non pas le Nord en tant que région récemment rebaptisée « Hauts de France », mais le nord normand, plus précisément celui du photogénique secteur d’Etretat. Comme avec le cousin du sud, ce neuvième long-métrage de Xavier Beauvois suit le quotidien d’hommes porteurs de l’uniforme, à cette différence près qu’il ne s’agit plus ici d’une BAC de Police, mais d’un groupement de gendarmerie. Et le sensationnel méditerranéen cède la place à une vision bien plus intime, intériorisée, du quotidien souvent morose côtoyé par les gendarmes d’Etretat : suicides, défaut de port du casque, abus sexuels, opérations de déminage… L’une des toutes premières scènes porte en elle, comme en un résumé métaphorique, tout le corps de l’intrigue : alors qu’un couple de mariés asiatiques se fait photographier par un professionnel sur la plage de galets, un suicidé s’abat soudain à côté du duo glamour, tombé du haut des falaises. De même, alors que le gendarme que l’on accompagne au plus près, magnifiquement interprété par Jérémie Renier au sommet de son art, s’apprête à épouser la femme dont il partage l’existence, Marie (Marie-Julie Maille), et dont il a eu une petite fille, Lucie, surnommée Poulette (Madeleine Beauvois), un cadavre va soudain s’abattre à côté de lui, Julien Laforge (Geoffroy Sery), un agriculteur au bord du désespoir qu’il tue par malchance en voulant le sauver du suicide. Un cadavre qui va peser lourd et projeter le gendarme très passionné et consciencieux qu’est Laurent dans une grave crise, professionnelle et existentielle.
« Pour la patrie, l’honneur et le droit », telle est la devise de la gendarmerie nationale de France, devise que Laurent semble avoir intériorisée profondément, puisque, alors que sa hiérarchie mesure, après enquête, le caractère fortuit de l’événement, Laurent ne se pardonne pas à lui-même ce qu’il vit comme le meurtre d’un homme au beau visage christique et qui était un ami. Film après film, et sans doute même bien avant le très justement couronné « Des Hommes et des Dieux » (2010), Xavier Beauvois tourne sa caméra vers des hommes de foi (quel que soit l’objet de la foi, celle-ci pouvant simplement se tourner vers l’humain, comme ici ou dans « Le Petit Lieutenant », en 2005) et de devoir ; même les touchants malfrats de « La Rançon de la gloire » (2015) plaçaient une forme d’étrange foi dans les reliques de Charlie Chaplin et agissaient selon un code d’honneur qui leur était propre…
En se passant de toute musique de commande (seuls interviennent, très tardivement, les magnifiques « Stabat Mater » de Pergolèse et « In Paradisum » du « Requiem » de Fauré), et en mêlant avec succès acteurs très professionnels et non professionnels (Geoffroy Sery est véritablement agriculteur, Olivier Pequery, qui incarne l’un des collègues de Laurent, est véritablement gendarme, Suzanne Lipinski, directrice du Moulin d’Andé, campe une attachante et compréhensive grand-mère, la compagne et la fille de Laurent sont compagne et fille de Xavier Beauvois lui-même…), le réalisateur s’inscrit dans une perspective naturaliste puissamment assumée. Malicieux clin d’œil à Hitchcock et à ses spectateurs, il se fait fugacement apparaître dans son film en pilier de bar, raccompagné manu militari par les gendarmes… chez sa maman, qui ne manque pas de gronder le biberonnant !
Mais ce naturalisme n’a rien d’un misérabilisme. Porté par la beauté de la Normandie, la puissance cathartique de la mer, et la superbe photographie de Julien Hirsch, le film défend avant tout un humanisme convaincu qui ne manque pas, au passage, de dénoncer les travers d’une société folle, mais s’achève sur un double « Tout est pardonné », qui convie à un apaisement aussi puissant que bouleversant.