Ayant enfin pu découvrir l'ultime montage du film -fait et approuvé par Oliver Stone en personne- j'ai pris une nouvelle fois beaucoup de plaisir à replonger dans cette épopée démesurée et sans concession, qui sans trahir le propos et ton de la version cinéma se veut complémentaire, mieux structuré et de ce fait bien plus captivante.
Ce qui frappe avant tout, c'est que Stone ne s'est pas fourvoyé dans le piège hollywoodien, et son œuvre ne tombe jamais dans la facilité et la glorification primaire, c'est une odyssée barbare qui ne recule devant rien, pleine d'excès et de folie mais jamais lisse. Stone n'a pas peur de froisser son public, et ça se ressent à chaque instant, autant dans le montage, que la frénésie générale, les troubles affectifs de ses personnages, ce qui donne un caractère unique à son Alexandre. Pour autant le film conserve les spécificités des grands péplums de par son ampleur gigantesque ou son interprétation parfois trop théâtrale. Finalement Alexandre est un film qui privilégie la dramaturgie du mythe plutôt que l'aventure épique classique, choix qui se révèle à la fois frustrant et brillant. Entre grandeur et intimité, Stone fait le choix de livrer un long métrage troublant dont le miroir n'est autre que le personnage principal Alexandre.
Techniquement, la reconstitution de l'épopée vaut le détour, mise en scène brutale et sanguinaire, décors et costumes somptueux, cadrages et prises de vue remarquables, si Stone évite le trop plein d'effet, il ne fait jamais dans la dentelle et on reconnait immédiatement la patte du monsieur. La partition de Vangelis apporte quant à elle un surplus de lyrisme et d'épique bienvenue, le thème principal est splendide et rappelle par moment la formidable musique de 1492, film de Ridley Scott qui partage bien des similitudes avec celui de Stone au passage. Les autres titres bien que parfois inégales accompagnent bien la traversée orientale d'Alexandre. Décrié pour son casting hautement improbable et purement hollywoodien, on finit par être surpris par la qualité des interprétations, certes tombant parfois dans le grandiloquent -assumé par Stone- les comédiens plongent totalement dans leur rôle. Farrell n'a jamais paru aussi habité, Val Kilmer et Jared Leto sont d'une étonnante justesse, et Jolie se débrouille pas trop mal.
3h26, avec un nombre important de monologue et ce dès le début, un aspect spectaculaire mis de côté pendant toute une partie du long métrage, des situations ou propos se répétant ... et pourtant le film ne m'a jamais paru long, jamais inintéressant ou ennuyeux. Le cut final fait peut être bien 30 minutes de plus que le cut ciné, mais de par une réorganisation logique il gagne en efficacité et fluidité. La très bonne idée est d'avoir replacée la bataille de Gaugamèles en ouverture- de ce fait cette séquence fait figure d’événement majeur, révélant la grandeur d'Alexandre- et ne se retrouve plus perdu au milieu du récit. Choix qui parasitait quelque peu la narration. Et dieu quelle bataille ! Des proportions immenses, des travellings impressionnants, ralentis maîtrisés, découpage étonnant, violence accrue, un véritable chaos sanglant et spectaculaire rythmé par un Vangelis en grande forme. Ce repositionnement permet de porter par la suite un regard plus précis sur Alexandre adulte et de donner un véritable intérêt aux flash-back. Le montage me laissait un souvenir un tantinet bordélique, maintenant il trouve ici toute sa justification.
Bref la forme est indéniablement réussie, à la fois provocante et grandiose, et surtout en parfait accord avec le fond notamment le regard porté sur Alexandre. Ce dernier est un personnage complexe et la mise en scène transcende cette personnalité, on y retrouve la même démesure et excès en tout genre. Alexandre le Grand, le meneur d’hommes, l'ambitieux, le rêveur, le généreux mais aussi sa furie, son obstination, son égoïsme, ses échecs... entre grandeur et décadence, un personnage troublant et troublé. Un homme qui va mener les siens aux plus grandes victoires, repousser les frontières, le rêve fou de parcourir et conquérir le monde, de rallier les peuples à une seule et même nation, considérer tous les hommes comme égaux, peu importe la race. C’est est un idéaliste, un visionnaire, un ambitieux mais tout ceci ne peut être fait sans concession. Son obstination pour la conquête et ses rêves l’éloignent de sa terre et le rapproche un peu plus d’une mort inévitable, ses excès de colères et déboires vont au fil des ans diviser son armée et ses disciples. Désigné par la suite comme un tyran égoïste, il sera dépassé par ses propres rêves, incapable de mettre fin raisonnablement à ce voyage interminable au bout du monde et affecté par le fantôme de son père. Sa bisexualité ne fera que renforcer le mystère autour de sa personne. Et tout le paradoxe est merveilleusement mis en avant par Stone, qui en évitant la narration totalement linéaire (le Up & Down dont il est pourtant question tout le long du film), montre un Alexandre glorieux, aveuglé et consumé par ses démons intérieurs à chaque instant.
Comment expliquer un personnage aussi fascinant et énigmatique ? Peut-être bien son héritage. Demi-Dieu selon sa mère Olympias, homme faible selon son père Philippe, Alexandre est confronté à l’amour étouffant d’une mère et le désintérêt grandissant d’un père. Deux figures imposantes qui s’affrontent sans cesse et façonnent l’esprit d’Alexandre. Olympias lui promet une destinée digne des plus grands, fils de Zeus soit disant, elle projette sur lui ses rêves de domination et grandeur. Contrairement à Philippe lui expliquant que la réalité est tout autre, que chaque succès amène son lot de souffrance et de douleur. Alexandre possède cette soif de pouvoir infini, l’envie de faire ce que personne n’avait réalisé auparavant, surpasser son père, Achille… mais il sait très bien que cette entreprise lui coûtera la vie. Le dilemme prend toute sa dimension lors de la scène de son couronnement dans le sang. Dans cette magnifique scène, l’apparition d’Olympias -vêtue de rouge- au bout du tunnel annonce mauvais présage. Alexandre le sait que trop bien, son avenir se dessine à ce moment-là : Sauver son père et prendre le risque de ne jamais accéder au pouvoir ou le laisser avancer seul vers une mort certaine et accepter la destinée hors du commun qui l’attend. Sa dernière discussion avec Philippe résonne comme un adieu et une passation de pouvoir inéluctable ; c’est aussi ce jour-là qu’il abandonne Olympias, voyant en elle son propre reflet. Peut-être est-ce une raison de ce voyage sans retour en orient ? Stone le sous-entend.
Autre chose m’ayant paru intéressante est le rapprochement d’Alexandre et de Prométhée, Stone réussit à donner à l’homme une image de demi dieu de par ses actions et conquêtes, œuvrant pour le bien de l’humanité mais n’hésite pas à le montrer en tant que simple individu, en proie aux doutes et capable d’atrocité. Stone fait de son histoire un mythe moderne.
Peu importe si le récit se permet des libertés historiques et fait l’impasse sur certains passages importants, en 3 heures Oliver Stone livre un film dense, singulier, violent, visuellement superbe et dresse un portrait réussi sur Alexandre le Grand, s’attardant autant sur les bons et mauvais côté, l’environnement tendu dans lequel il a grandi, ses attirances, ses origines, l’héritage qu’il a laissé. Perfectible surement, mais en l’état une fresque ambitieuse, personnelle et atypique qui vaut le coup d’œil.