Le texte et rien que le texte.
Peut-être la seule adaptation valable de l'univers de Carroll (avec les illustrations de Tenniel et de Mervyn Peake) : on oublie le goût d'enfance édulcoré par Disney (et on sur-oublie l'infâme bouse de Tim Burton !) et on se reconcentre sur le texte.
Svankmajer rend à merveille l'ambiguïté de l'univers carrollien, que l'on a tendance à limiter à un commentaire sur l'absurdité de l'univers victorien, alors qu'il est surtout exploration mathématique et poétique des limites du langage et de ses représentations, et chant d'une innocence que l'on refuse de perdre (Alice est tout sauf un récit initiatique... et Carroll m'a toujours semblé empli d'une certaine mélancolie, mais peut-être que mon amour pour le personnage a déteint sur ma lecture).
Le mélange de jeu (celui de la fascinante Kristýna Kohoutová) et de stop-motion, la sensation permanente d'oppression que démultiplie la mise en scène (les scènes d'agrandissement/rapetissement où notre pauvre Alice se déplie comme un télescope ou se miniaturise en poupée ; le dialogue permanent entre l'éducation stricte reçue par l'enfant et la possibilité, enfin, de se laisser aller à l'absurde et de casser les codes qui la compriment), l'atmosphère glauquissime pleine de "none-sense" anglais détrempé de sentiment kafkaïen (je pense au rembourrage du lapin blanc,qui s'évade de son corps inquiétant... aux silhouettes d'immeubles pragois vus en contre-plongée...), le sentiment de visiter un inconscient comme on le ferait d'un cabinet de curiosités (animaux empaillés, yeux de verre, assemblages hétéroclites de plumes, clous tordus, débris de bizarreries)... Tout cela explore avec bonheur les frontières du langage cinématographique : montage par emboîtements et par collages/montages, corps qui chutent ou s'élèvent, inventivité visuelle permanente, toute pétrie qu'elle est des codes du surréalisme (j'aime particulièrement l'apparition de la Chenille, la scène de l'ascenceur, la Mad Tea Party)...
De ce chaos visuel émerge la sensation d'une innocence qui s'effiloche et qui, si elle reste présente à travers certains codes visuels (poupée, peluche, découpages), est vouée à n'être plus qu'un long rêve tourmenté où Alice, constatant que le lapin est encore en retard, décide de le décapiter avec ses ciseaux de couture... Qu'il est dur, pour l'enfant, de se taillader une place dans le monde, et d'osciller sans cesse entre sa sauvagerie première et le besoin de s'adapter à l'univers, tout cruel qu'il soit !
Creepy, mélancolique, poignant et hypnotisant - à l'image du Jabberwocky, du même réalisateur, ou de son adaptation de Poe (La Chute de la maison Usher).