Présenté au Festival de Cannes 1975 en compétition officielle, Alice n’est plus ici reste un petit film moins populaire que la majorité des succès que Martin Scorsese enchaînera dans sa carrière. Une femme au foyer, Alice Hyatt perd son mari victime dans un accident de circulation lors de son travail. Elle décide de reprendre sa vie en partant en Californie à Monterey pour renouer avec ses talents de chanteuse, afin de subvenir aux besoins de son fils également.
Si Martin Scorsese connaît déjà la réussite du Mean Streets (1973), une comédie dramatique sur le déséquilibre du foyer familial surprend tant le réalisateur évoquera peu ou pas du tout ce sujet là par la suite. Film de personnages, Alice n’est plus ici dépeint le quotidien malmené d’une femme prête à tout pour se relever, magnifiquement incarnée par Ellen Burstyn, qui sera récompensée aux Oscars. Le personnage féminin qu’elle incarne se sublime tant elle accepte les multiples remarques de son fiston, en manque d’éducation, et l’emprise des hommes sur sa vie.
Il est évident que le film rappelle le style de John Cassavetes en soulignant la névrose des personnages en lien avec l’environnement social qui les entoure. La confrontation entre Tommy (Harvey Keitel), amant d’un soir d’Alice, est d’ailleurs filmée en caméra portée, fusant de tous les sens le regard hagard du spectateur. Scorsese est particulièrement malin pour se dévier du road movie en reprenant ses thèmes majeurs du voyage en le liant au woman’s picture développé à partir des années 1940 par Warner. Grand cinéphile qu’il est, Scorsese introduit son personnage par un décor éclairé par un rouge technicolor avant une grande ellipse rattrapée par des travellings. Ainsi se fait la transition du classicisme hollywoodien au modernisme, accentué par l’écoute d’un titre rock’n’roll écouté par l’enfant. Alice n’est plus ici est également un très beau film sur la volonté de sortir d’un foyer qui emprisonne l’épouse, et de structures favorisant l’enfermement de la femme sur une position donnée.
Alice ne cesse ainsi de changer de profession comme de comportement tant avec son amie au diner, qu’avec les hommes puisqu’on ne lui laisse pas le temps de s’adapter aux nouvelles situations. Les blagues du fils font sourire, mais participent également à rendre plus évident l’absence de toute logique des relations sociales d’Alice. Qui est-elle ? Celle qui doit dire oui à tout ? Protéger l’autre mais s’oublier ? Martin Scorsese s’appuie ainsi sur des dispositifs de mise en scène comme la caméra portée pour apporter de la tension aux scènes d’intérieur, dès que son personnage dérape émotionnellement, là où l’amour naissant pour David (Kris Kristofferson) lui procure une sérénité inespérée. Ce repos est instable, et bien que la direction artistique des cadres participe à la magnificence du moment donné, ce bonheur se confronte aux angoisses du personnage et le manque de confiance qu’elle éprouve envers les autres, et pas seulement David. La rage intérieure s’exprime ainsi, pour une fois chez Scorsese, non plus seulement par le montage et le dynamisme de la mise en scène, mais l’acting performance et une réalisation plus posée.
Là où le cinéaste américain s’intéresse à la psychologie de cette femme tourmentée, il l'a filme également passionnée dans ses rapports à l’autre et à ce qu’elle fait. Il suffirait de voir comment il la filme, chantant dans une séquence hors du temps dans un bar, pour constater la faculté de cinéma à toucher à la fois à la sensibilité, et une certaine forme de réalité. Car le cinéma que compose Scorsese n’est pas niais ni mielleux, il interroge les espoirs et facettes de l’Amérique en permanence. Alice est enfin à sa place, et sa vie peut reprendre.