Il est de ces films qui vous obsèdent, dont on sort de la séance l’esprit encore ballotté par l’atmosphère de l’œuvre qu’on vient de voir, mais qui continuent de venir vous hanter le soir avant de dormir, le lendemain, la semaine d’après, jusqu’à totalement vous obséder. Quand on voit comme moi un nombre (trop) important de films, c’est un sentiment précieux, car je peux passer d’œuvres charmantes à d’autres désuètes en quelques heures, mais l’accumulation des longs-métrages vus empêche de donner ce sentiment d’exception à la plupart de mes visionnages ; celui de se retrouver face à face avec un écran et de vivre un moment extraordinaire, suspendu dans le temps, quand pour moi, cela devient une vraie routine. Et c’est d’autant plus vrai avec les festivals, où l’accumulation de films devient une réelle épreuve de marathon, où l’on se retrouve en moins de 5 jours avec 10, 15, 20 parfois nouveaux films à son palmarès, et si je n’ai pu me rendre à Cannes cette année, mon ugc a (pour une fois) eu la bonne idée de rediffuser sur 4 jours 10 films de la sélection officielle ; duquel figurait le film du jour, tout juste couronné du grand prix, après la dantesque Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer. Une pointe d’excitation ajoutée à l’idée de voir une réalisatrice venue d’Inde, pays en plein renouveau et expansion cinématographique, débarquer sur la croisette, et si certains points m’interrogent et me semblent témoigner de quelques faiblesses d’écriture, l’ensemble reste tellement dantesque que j’en arrive à retrouver ce sentiment d’obsession que je citais plus haut, motivant un revisionnage préalable quelques mois avant sa sortie officielle.

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All we imagine as light n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler une œuvre conventionnel, et c’est déjà ce qui peut interloquer et pour ma part, passionner. Parce que la réalisatrice, Payal Kapadia ne cherche pas la facilité avec ce second long-métrage, pas forcément en terme de sophistication technique, mais surtout en embranchements narratifs. Ainsi, on retrouve une structure semi-chorale, plus ou moins fleuve, narrant les liaisons, voyages et sentiments d’un trio de femmes, travaillant toutes dans un hôpital en plein Mumbai, ville où leurs destins se croisent et évoluent plus que dans ledit établissement. On comprend très bien que c’est d’avantage la ville que le contexte social et professionnel de ses héroïnes qui intéresse Payal Kapadia, et ce dès le tout premier plan, un long travelling latéral à bord (on l’imagine) à bord d’un camion, captant le quotidien nocturne de la ville. C’est un tout, un agglomérat même qui est filmé, et de ces gens divers, variés et surtout vrais, la réalisatrice finit petit à petit par trouver Prabha, sage et dévouée médecine, mariée à un homme envolé en Allemagne, d’où elle n’a aucune nouvelle. Un destin parmi tant d’autres, auquel s’ajoute celui de sa colocataire, plus libre et passionnée par une jeunesse encore frivole, sans oublier Parvaty, cuisinière de l’hôpital et peu à peu éjectée de cette ville où elle a pourtant passé de longues années. Venant du documentaire, la metteuse en scène intègre ces trois femmes à une réalité sociale authentique, en prenant cependant soin de se focaliser sur leur intimité, leurs ressentiments amoureux et leurs relations au sein de cette ville bondée de vies.

Pourtant, si l’intention est forcément louable, au-delà du rythme très lancinant et choisissant un développement subtil plutôt que balisé, All we imagine as light peine malgré tout à développer avec le même équilibre ses trois héroïnes ; que ce soit dans le rythme global du métrage que leur évolution propre à la fin du film. Tantôt un sentiment d’inachevé, un autre moment de ne pas toujours saisir les tenants et aboutissants de chaque personnage, de rester dans le flou sans pour autant être totalement perdu ; j’ai littéralement le sentiment de débarquer dans leurs vies, et on découvre des problèmes déjà bien ancrés dans le quotidien de ce trio. Et c’est finalement ça aussi, la force de ce film, celui de rendre impactant et prenant des histoires très intimes et banales, semblant comme annoncé par ses premiers plans, issus d’une réalité populaire en Inde. Ainsi, les personnages et situations n’évoluent pas tant que notre regard sur cette société et ces personnages évoluent, Payal Kapadia initie un vrai travail d’empathie qui finit par se mêler à une exploration quasi onirique de son univers urbain et rustique. Puisque d’une réalité presque crue, la metteuse en scène insère des éléments plus inattendus, trompant certes notre impression de suivre un récit limite naturaliste et social, mais surtout afin de renforcer les troubles, angoisses et sentiments de ses personnages. La réception d’un colis sans envoyeur, la rencontre d’un jeune poète en herbe, l’exploration d’une grotte antique, la réalisatrice éveille nos sens à travers ces passages bien plus fictifs, mais qui amplifient notre empathie et compréhension de ces trois femmes. Débutant sur le témoignage d’intrus fantomatiques, Payal Kapadia sonde littérale le cœur et donc le passé de ses héroïnes, tout en rendant hommage à la culture et aux esprits de son pays ; qui semblent continuer d’investiguer, tout en subtilité, la vie commune ; ré-imaginant la société indienne.

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Voilà une interprétation que je ferai de ce gros morceau de cinéma, dont je n’ai cependant qu’effleuré le centre de gravité, soit le thème principal pourtant bien plus sous-jacent qu’explicite, et qui est celui de l’amour. Prenant différentes formes pour chaque personnages, on peut sans nul doute au moins témoigner de toute la romance entre Anu, la jeune colocataire, et un jeune homme semblant bien sous tout rapport, mais musulman, ce qui est évidemment un offense au grand dieu statut quo au sein de la société indienne. Si le film ne s’attarde pas forcément sur le caractère malgré tout subversif de cette relation, c’est bien plus le sentiment de liberté qui est mis en avant, et qui contraste avec le morne épanouissement de Prabha, elle à la vie réglée comme une horloge, redécouvrant petit à petit le droit au désir et à l’amour en dépit de sa fidélité pour un mari duquel elle n’a pourtant plus aucun contact. C’est ce qui lie ces personnages, se réunissant sur ce village balnéaire dans un dernier acte où cette passion intérieure peut enfin se concrétiser sous des formes encore une fois quasi oniriques. Mais au-delà de mes interprétations personnelle, il faut souligner que cet aspect quasi romanesque, qui ancre certes encore plus le projet dans la fiction, mais qui amplifie aussi et surtout le sentiment premier qui s’est adressé à moi face à All we imagine as light : son extrême tendresse. Payal Kapadia aime ses personnages, l’amour pour ces derniers transparaît plus que n’importe quelle romance mise en scène, aussi car on les sent faillibles, mais touchées par une humanité mise en avant par la réalisatrice, cherchant toujours à montrer cette « light » promise dans le titre et soulignée par un personnage.

L’extrême sensibilité de l’artiste envers cet univers en plus traversé par des brins d’onirisme non loin d’une forme de conte évasif contraste totalement avec la réalité plus crue et moins lumineuse, dès le début placardée et dont la metteuse en scène finit petit à petit par s’évader ; vers des contrées moins bondées, plus ensoleillées et pures, aussi, loin de toute pression sociale ou politique en somme. C’est limite un cadeau fait à ses personnages, et cette douceur embaumant All we imagine as light se répercute aussi dans ses autres procédés esthétiques ; à commencer par ses actrices. Sans direction particulièrement appuyée, la franchise est totale, mais reste empreinte tendresse, dans un ton très calme, presque zen en quelque sorte ; appuyant et magnifiant cependant des scènes banales voire anti-cinématographiques telles que l’envoi de texto. La musique aussi extrêmement jazzy dans ses notes de piano et plus onirique dans ses touches de synthé, transforme l’essai et donne un sentiment de calme et d’affection pour ce qui est avant tout le portrait d’une ville plus que d’une société. Mumbai, protagoniste des deux premiers tiers du long-métrage, desquels on explore ses quartiers les plus populaires, ainsi que la faune locale plus ou moins désœuvrée, autant au sein de l’hôpital où travaillent nos trois femmes que dans les rues de la ville. Ce, avant de petit à petit aller trouver la liberté recherchée par nos trois femmes, en milieu rural où la réalisatrice aussi semble se libérer, et ose bien plus étendre son univers mis en place, les démons du passé de ses protagonistes comme leur idylle romantique.. En pleine immersion dans ces lieux filmés presque systématiquement à hauteur de nos personnages, All we imagine as light utilise son décor pour d’autant plus caractériser, par l’image, l’empreinte romanesque et intime de son trio ; jusqu’à une scène de fête auprès d’un Ganesh, d’une sublime joliesse et énergie, provoquée par la douce chaleur humaine.

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Même en souhaitant avant tout aborder ses qualités d’écriture, qui peuvent paraître chétives au premier abord mais qui participent à la grandeur d’All we imagine as light (enfin toujours selon moi bien entendu), j’ai parlé de sa caractéristique principale. En même temps, comment aborder l’esthétique de ce film sans toucher un mot au visuel pur et dur, pas forcément (ou du moins pas tout le temps) léché, mais d’une beauté plastique parfois à couper le souffle ? Pourtant comme je l’ai dit précédemment, pas de mouvement de caméra sophistiqué ou de tableaux dantesques ; tout ou presque reste à hauteur humaine. On retrouve peut-être par ce sentiment de vraisemblance constant, celui de ne jamais avoir l’impression qu’un artiste veut nous montrer sa grosse caméra, ce qui a fait le talent de Payal Kapadia dans sa carrière, soit, son talent de documentariste. Si le travail de composition est toujours réussit, et participe par le travail du cadre, du placement des acteurs, des touches de lueur blanchâtre et certains efforts faits sur les lumières à donner un fond à la forme sublime, la metteuse en scène ne m’a jamais semblé tomber dans le racoleur, la sur-esthétisation à outrance.

Préférant capter par touches plus ou moins subtiles, le ressenti de ses personnages et la vie grouillante de Mumbai, Payal Kapadia filme surtout la réalité urbaine et plus tard balnéaire de l’Inde d’aujourd’hui, et même si toute cette image paraît sortie d’un doux songe, jamais le tout ne me paraît aseptisé, et le travail formel m’a paru être en totale cohérence avec le fond. On croit à cette ville, à sa représentation et sa manière qu’elle à d’incarner parfois, d’amplifier aussi, les ressentiments amoureux de nos personnages, au point où chaque plan semble savamment pensé pour à la fois transmettre un sentiment de tendresse pour cet univers et ses personnages, mais aussi de spleen, de mélancolie profonde, qui vient rentrer en contraste avec la lumière plus ou moins travaillée, voire parfois aveuglante du film. Il y a par ailleurs presque toujours une confrontation, jamais directe mais perceptible, entre les traditions et la modernité de l’Inde ; comment ce pays mêle une architecture très typique et une plus contemporaine, de la même manière que les habitants filmés sont à la fois formés par des coutumes plus ou moins vétustes par rapport à des comportements semblant encore trop « modernes »; rendant le développement de Prabha et Anu à la fois passionnant et salutaire tant ces deux personnages se répondent, s’entraident et se complètent, et ce, autant par rapport au propos politique social de la réalisatrice que comme personnages fictifs à la destinée romanesque ; pour ma part transcendante de joliesse, de sincérité et de mélancolie.

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Filmant des personnages de plus en plus épris de liberté et (même si le mot est un peu fort) de transgression, c’est aussi par une reconnexion avec la nature que le dernier acte sublime l’évolution, certes pas toujours optimale, mais réellement riche et somptueuse de ce trio de femmes. Cependant, là où All we imagine as light devient elle-aussi, en tant qu’œuvre, dense obsédante, c’est dans sa manière de progressivement quitter les rails attendus de ce genre de récit afin de dériver vers une atmosphère onirique simple, peu étoffée en apparence, mais d’une grande profondeur. Notamment car ce sentiment de mystère, de trouble entre une réalité pure et dure et des dérivations vers les mythes Hindous, tout cela vient densifier une œuvre qu’on croirait voir rouler sur des rails avant de finalement prendre des chemins tout à fait insoupçonnés ; et j’avoue avoir été pris au dépourvu. Je me suis posé moult questions à la sortie du film, j’ai essayé de réfléchir à la signification de certaines séquences, mais au-delà de ces questionnements, c’est surtout l’atmosphère si particulière qui ressort d’après moi. Celle d’une divagation, d’une bulle de sérénité emplie de spleen mais aussi d’espoir, de lumière en quelque sorte, où le désir d’une vie meilleure se traduit par cette dimension onirique, englobant les maux de la société Indienne d’où sont issus les personnages. C’est dans ce sens un film universel, qui au-delà des questions qu’il pose, arriver à reprendre les codes d’un sous-genre magnifié par Wim Wenders, soit le réalisme magique.

A la manière de ses Ailes du désir, Payal Kapadia joue sur notre suspension d’incrédulité, mais surtout, croit en ce récit qui demande à notre tour de croire en ces petits miracles du quotidien qui parviennent à déjouer l’isolement amoureux vécu par nos personnages. Le fantastique, ou plutôt les mythes et légendes hindous dans ce cas précis semblent être la réponse de la réalisatrice à une politique Indienne qu’on sent de plus en plus oppressante pour nos personnages, sans pour autant chercher à créer un brûlot ; et c’est cette originalité qui vient donner du contraste à la forme plus documentaire de l’ensemble, et de la substance aux élans de grâce dans l’accomplissement de certaines phénomènes. En effet la réalisatrice garde coûte que coûte ce sentiment de tendresse, et toute sa mise en scène, très calme mais aussi gracieuse, ne fait que renforcer le sentiment de légerté et de rêverie de l’ensemble. Le tout en restant cohérent d’un bout à l’autre, je n’ai jamais eu le sentiment de voir deux films s’emboîter difficilement, tant ce mélange des genres ne font que se répondre tout en restant assez évasif, afin pour que chaque spectateur puisse s’identifier et donner sa propre interprétation. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il m’est si difficile de parler d’un tel bijoux, parce qu’au-delà de mon appréciation en elle-même de la douceur de la mise en scène et de l’écriture très intime, c’est mon interprétation qui rentre aussi en jeu ; et j’espère ne pas vous avoir saoulé avec. Le film est venu toucher à des choses intimes, qui me paraissent universelles tout en restant dans une totale sobriété et en accord avec les maux de la société Indienne contemporaine. Mais quoiqu’on en dise, c’est aussi pour ça que j’aime le cinéma et l’art, qui offrent par instants des moments suspendus dans le temps, tenus par des choses aussi peu matérielles que des ressentiments, nous invitant à imaginer plutôt qu’à analyser, à vivre et ressentir plutôt que simplement visionner. All we imagine as light n’est pas simplement beau et tendre, c’est avant tout un film à la dimension universelle, qui invite ses spectateur à sonder son propre cœur, à vivre ce moment de douceur pour ainsi croire à d’exceptionnels miracles du quotidien, qu’ils soient issus de la beauté d’un magasin de lunettes qu’un voyage quasi métaphysique dans une grotte antique.

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Au-delà de mes quelques réserves sur l’écriture des personnages, ou même la grande qualité de l’image, All we imagine as light est avant tout un film qui nous invite à imaginer, à éveiller nos sens et notre intimité pour totalement prendre le pouls d’une société restreignant les désirs de ses habitants. A la fois authentique, mystérieux et surtout mélancolique, la réalisatrice Payal Kapadia signe avec ce second film une œuvre entêtante, purement sensitive et d’une grande justesse émotionnelle, mêlant une forme gracieuse avec un fond plus taciturne pour mieux faire émerger de l’espoir et un écrin de douceur pour ses personnages et ses spectateurs.

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le 5 août 2024

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