Deux femmes embauchées dans le même hôpital en tant qu'infirmières, l'une confirmée l'autre débutante, partagent le même appartement. Leur parcours sentimental va poser un diagnostic féministe sur la société indienne. Deux ou trois femmes ? Car, suivant les critiques et les présentations du film, les versions varient. Une troisième femme intervient en effet, permettant de suivre trois générations : Anu a la vingtaine, Prabha la trentaine ou la quarantaine, Parvaty la cinquantaine ou la soixantaine. Doute il y a, et ce sera l'un des principaux griefs adressé au film de Payal Kapadia, car Parvaty est très en retrait par rapport aux deux autres. Nettement moins creusée. Trop ou pas assez : trop pour n'être qu'un personnage accessoire, pas assez pour former un trio.

Toujours regarder l'affiche. Pour Les graines du figuier sauvage, qui n'est pas sans écho avec ce film, elle exprimait beaucoup le propos. Ici l'affiche ne montre que Prabha et Anu. Si l'on focalise sur ce seul duo, le propos devient beaucoup plus clair.

Les deux femmes sont entravées. Mumbai représente la toile qui les enserre. Venant du documentaire, Payal Kapadia parvient très bien à traduire l'atmosphère que l'on ressent dans les villes indiennes : un mélange de modernité et de traditions ancestrales, une énergie bouillonnante qui se diffuse partout, une massivité de la ville qui vous tombe dessus. Payal Kapadia a expliqué avoir également voulu montrer que plein de petits mondes hermétiques se côtoient dans la ville. Souvent les dialogues du film sont dits sur les images de Mumbai captée nuitamment, constellée de petites lumières. Puisque les deux femmes travaillent tout le jour, la nuit est vécue comme un espace de possible liberté.

Pour éviter les très peu cinégéniques échanges de sms, la cinéaste les inscrits en orange sur ces images : une bonne idée. Sur une scène de fête - autre élément fascinant pour le touriste occidental -, Prabha explique que dans cette ville on n'exprime pas sa colère : on fait avec la situation. Pour elle comme pour Anu, cela ne va pas sans frustration.

Prabha a dû accepter un mariage arrangé : elle a épousé son mari sans l'avoir connu avant, ce qui, pour la génération suivante incarnée par Anu, semble inconcevable. Mais elle ne l'a guère vu puisqu'il s'est rapidement exilé en Allemagne. Depuis, il ne donne plus aucune nouvelle, n'a pas appelé depuis un an. Prabha n'ose pas appeler. Elle s'inscrit en effet dans un schéma traditionnel, où une femme accepte son sort sans broncher : la seule initiative d'appeler est d'une audace folle ! Un jour, pourtant, elle reçoit un signe de son mari : un autocuiseur venu d'Allemagne. L'objet agit comme un rappel de son homme évaporé, mais aussi comme un appel à sortir de sa condition. Cette femme qui lave le sol à genoux s'arrête parfois pour prendre l'ustensile rouge dans ses bras. L'autre appel à évoluer, c'est un médecin qui en pince pour elle (on notera que les hommes sont médecins et les femmes infirmières, ce qui n'est probablement pas innocent étant donné le parfum féministe qui émane du film). Un homme sensible, qui écrit des poèmes et craint de toucher le ventre d'un chat. On sent Prabha travaillée, tentée par l'aventure. Sans pour autant franchir le pas.

Mais le principal aiguillon dans l'existence de Prabha est la jeune femme avec qui elle cohabite. Anu, hindoue, est en effet franchement transgressive puisqu'elle fréquente un musulman, Shiaz. Payal Kapadia a l'intelligence de ne pas nous resservir une Nième déclinaison de Roméo et Juliette : c'est surtout l'obstacle mis au bonheur d'Anu qui intéresse la cinéaste. Classiquement, et comme dans le film de Rasoulof, la jeunesse représente la modernité : Anu passe son temps à faire du shopping au point de ne pouvoir payer son loyer, ne fait ni le ménage ni la cuisine, n'a cure de la religion. Elle n'entend pas accepter le mariage arrangé que lui proposent ses parents : dans une scène assez drôle, en compagnie de son amoureux, elle fait défiler les photos des prétendants qu'ils lui soumettent, en imaginant ce que ces hommes pourraient lui dire. Elle est par ailleurs à l'aise avec les questions de sexe qu'elle aborde (presque) frontalement : elle raconte à Shiaz qu'un homme qui était examiné a eu une érection, ce qui lui a valu un bon coup de semonce de l'infirmière. Dans la scène suivante, où Anu essaie des lunettes de soleil, Shiaz lui demande timidement si elle "en a vu beaucoup - de quoi ?... - ben, de ce que tu as raconté tout à l'heure". Anu éclate de rire en lui lançant : "on dirait que tu es vierge !" On est loin de la traditionnelle virginité jusqu'au mariage qui fut sûrement le lot de Prabha.

Tout comme le médecin amoureux de Prabha, Shiaz, médecin lui aussi, fait preuve d'une délicatesse à rebours du patriarcat traditionnel. Le pouvoir oppressif reste subtilement hors champ, qu'il s'agisse des promoteurs immobiliers qui veulent mettre dehors Parvaty, des parents d'Anu ou de ceux de Shiaz. Ainsi en est-il lorsqu'une opportunité de faire l'amour se présente puisque les parents de Shiaz doivent se rendre un mariage, laissant vacant le domicile familial (car le jeune homme, tout médecin qu'il est, vit encore chez papa-maman) : Anu est contrainte d'acheter un niqab pour ne pas être remarquée dans le quartier musulman des parents de son amoureux. Le niqab devient un objet de libération sexuelle, ce qui est assez savoureux ! Alors qu'elle est en route, elle reçoit un message de Shiaz expliquant que le mariage auquel devait se rendre ses parents a été annulé. Elle fait demi-tour, laissant ainsi hors champ le lieu du clivage religieux.

Si Anu est pour Prabha une incitation à fuir son carcan, cette dernière en retour est rassurante pour la jeune femme : à l'hôpital où elle est plus expérimentée, mais aussi à la maison où elle fait office de mère de substitution. Comme une mère, Prabha, qui peine à rompre avec l'éducation qu'elle a reçue, désapprouve l'intrépidité d'Anu : elle ose une remarque sur son comportement à l'hôpital, l'épie ou la suit pour savoir ce qu'elle trafique, cherche à la retenir avec de bons petits plats comme on le ferait d'un mari. C'est une virée dans le Kerala qui va déclencher sa conversion.

Changement total de décor. A la furie nocturne et au bleu froid de Mumbai, succède le calme et la chaude clarté de l'endroit où Parvaty a décidé de retourner : le village de son enfance où, au moins, elle a une demeure à elle. Sans document indiquant que son défunt mari habitait là avec elle pendant des décennies, Parvaty n'a en effet aucune chance de contrer le promoteur qui veut s'emparer de son appartement - de nouveau une protestation féministe ici, doublée d’une dénonciation du phénomène de gentrification qui touche la plupart des megapoles. Le trio se retrouve donc au bord de la mer. Prabha conserve sa réserve habituelle lors d'une danse sensuelle à laquelle s'adonnent Anu et Parvaty. Plus tard, elle surprend Anu avec Shiaz qui l'a suivie jusque là. Lorsqu'elle lui révélera sa découverte, Anu s'excusera comme si elle était sa fille.

Si, comme l'a expliqué la réalisatrice, la transgression est plus facile à la ville qu'à la campagne en raison de l'anonymat qui y règne, c'est bien dans ce bled du Kerala que deux événements décisifs vont se produire, alors que Parvaty est partie chercher du travail.

Le premier concerne Anu. Elle retrouve son amoureux dans une grotte que ce dernier a repérée. L'endroit est magnifique avec ces étranges têtes sculptées à même les parois. La grotte, c'est le symbole du retour aux fondements de l'humain, à une vérité anthropologique que la société moderne tend à occulter. C'est aussi une grotte bouddhiste, comme il y en a beaucoup dans le coin, et l'on sait que cette religion est bien plus tolérante que celles représentée par le couple, islam et hindouisme. Suite à une conversation des deux tourtereaux dans l'obscurité, on les verra enfin se trouver physiquement, au bord d'une rivière montrée comme un Eden. Le coït est filmé façon art et essai, c'est-à-dire en zoomant sur des parties du corps. Bon, depuis Le bonheur d'Agnès Varda, le truc a quand même été beaucoup repris. Cadrage sur le visage d'Anu en extase, autre poncif que Payal Kapadia eût pu éviter - avez-vous remarqué qu'on ne voit jamais le visage de l'homme jouissant ? Pour gâcher un peu plus le tout, une très niaise guitare sèche accompagne le moment.

La musique, tiens, parlons-en. Au début du récit, elle est très convaincante : ces notes de piano mystérieuses donnent un vrai cachet au film, et la réalisatrice a le bon goût de ne pas en abuser. Dommage d'avoir ensuite versé dans la banalité avec cette pop insipide pour évoquer Mumbai puis, donc, d'avoir souligné de façon très illustrative le romantisme de l'union charnelle. Peut mieux faire, de ce point de vue - et du mien.

Le deuxième événement est cet homme qu'on retrouve échoué sur la plage, enserré dans un filet à poissons. Tout le monde accourt, l'homme semble mort. Prabha s'impose et parvient à le réanimer - son bouche à bouche renvoie aux lèvres d'Anu se penchant sur celles de Shiaz au moment du coït. La méprise qui s'ensuit va être féconde : on croit qu'elle est son épouse ! Si l'argument n'est guère crédible, il nous vaut une très belle scène. Prabha se retrouve en effet au chevet de l'homme qui a repris connaissance. Le visage de l'homme irradié dans l'obscurité lui donne des allures de spectre. Son visage sculpté par les ombres rappelle ceux de la grotte. "- On m'a prise pour votre épouse" lance-t-elle au naufragé. "- Et c'est le cas ?" demande l'homme qui ne se souvient plus de rien. "- Non" répond simplement Prabha. Pourtant, face à la fenêtre, elle va imaginer que cet homme est bien son mari, qu'il regrette, veut à présent emmener Prabha avec lui. Une larme coule sur la joue de la femme. De regret sans doute.

Au sortir de cette scène fantasmée, Prabha (qui joue, rappelons-le, le rôle de mère auprès d'Anu) invite la jeune femme à aller chercher son bienaimé. Sans doute pour que sa protégée ne passe pas, comme elle, à côté de sa vie amoureuse. Parvaty est revenue. Les trois femmes se retrouvent attablées devant la paillote illuminée où le serveur se dandine sur la musique qu'il écoute dans son casque - beaucoup aimé ce détail en arrière-plan. Clap de fin sur cette douce utopie.

Seule l'imagination permet à ces deux femmes de connaître une certaine lumière, une certaine légèreté aussi (double sens du mot light en anglais). Avec un talent indéniable, Payal Kapadia parvient à restituer l'âpreté de la société indienne autant que l'espoir d'un monde plus clément pour la gent féminine. Une réussite, qui justifie sans doute le Grand Prix obtenu à Cannes.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 5 oct. 2024

Critique lue 30 fois

Jduvi

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