Aloys
6.5
Aloys

Film de Tobias Nölle (2016)

Aloys est-il un énième film sur le cinéma ? Si l'on peut voir ainsi le premier long métrage de Tobias Nölle, c'est de façon très discrète. Au second plan. Car le film du jeune cinéaste suisse révélé par Heimatland est aussi et surtout une histoire d'amour, un conte fantastique, un drame existentiel teinté d'absurde, une enquête policière et un récit initiatique. Tout cela en même temps !


La caméra pourtant est omniprésente. Elle est là, dès le début du film, abandonnée allumée comme après une catastrophe à même le sol d'un appartement vide et déserté, avec un robinet qui coule, un frigo ouvert et le gaz qui brûle. Comme si l'histoire était déjà terminée.


Aloys Adorn, le héros, filme et visionne ce qu'il a tourné quasiment sans arrêt. C'est son métier. Détective privé, il épie sur commande et fixe des scènes volées de l'intimité de ses prochains sur ses cassettes obsolètes. Cinéma de papa ? Spécialisé dans le documentaire glauque, Aloys est un cinéaste de la preuve. Il mêle cependant à ces pièces à conviction des images de son quotidien qui l'attendrissent. Il visionne ensuite le tout, pêle-mêle, pendant des heures sur son canapé. Absent de son présent de façon quasi autiste, il vit ainsi essentiellement dans un passé récent. Le tout avec des costumes démodés et des décors d'un autre temps. Est-ce l'image qu'a Nölle du 7ème art ? Car son cinéma à lui est d'une esthétique d'une modernité irréprochable. Il nous montre cet ici tout en nous emmenant ailleurs. Les plans très courts empêchent que l'on s'installe longuement dans une scène. Tous paraissent se ressembler avec des récurrences de motifs qui donnent constamment un sentiment de déjà vu, de temporalité en boucle. Comme Aloys, qui se commande éternellement une portion de riz chez le Chinois du coin. On se fait lentement enfermer. Un fort sentiment de continuité s'impose néanmoins grâce à la grande fluidité du montage et aux enjambements d'une bande son très présente qui renforce, en transformant les bruits en musique, le caractère volontiers fantastique des images. Leur onirisme naît d'une immanence. Cadrés avec un souci esthète de la géométrie, les objets les plus triviaux semblent avoir une âme. Une voiture sous une bâche dans un garage souterrain, un bus solitaire garé sur un parking baigné par la lumière d'un petit matin, les rails porteurs d'un cercueil dans un crématorium… tout apparaît nimbé de poésie dégageant un parfum étrange, saisi par une caméra qui semble construire l'action plus que de la suivre. En imposant à la réalité qu'elle filme son esthétique subjective aux couleurs délicatement harmonisées.


Dans ce monde où la chose la plus banale devient spectaculaire, Aloys, enfermé dans sa solitude, s'efforce d'être invisible. C'est le précepte principal de la charte professionnelle qu'il observe scrupuleusement dans la droite lignée de son père. Son monde s'est vidé de sens au décès de ce dernier. Il semble poursuivre depuis ses activités comme un automate. Aloys n'a visiblement jamais quitté le nid. Rattaché socialement et professionnellement à son père, il a laissé ce dernier rythmer son existence. Au-delà du deuil, Aloys ne parvient pas à s'affranchir de la figure paternelle. Il ne fait rien pour en entamer le processus. Pourquoi grandir ?Il s'auto-désigne comme Adorn Junior et s'exprime à la première personnage du pluriel. Tobias Nölle filme en gros plan un personnage qui n'existe pas. D'une impassibilité digne de Buster Keaton, Georg Friedrich incarne ce détective inexpressif en ne jouant qu'avec ses yeux. Son premier demi-sourire relève de l'exploit sportif !


Tout dérape lorsqu'Aloys perd son invisibilité au cours d'une filature qui tourne mal et qu'il se fait voler caméra et cassettes dans la foulée. Le film de réalisme social s'arrête, le film policier démarre. Mais aussi l'histoire d'amour. Aloys ne retrouvera sa chère caméra qu'en acceptant la confrontation avec le monde qu'il filme mais qu'il fuit en la personne de Vera qui s'amuse avec bienveillance à le bousculer dans sa vie grise et fade de vieux garçon asexué. A travers une relation exclusivement téléphonique, elle distille à notre privé des indices n'ayant pas pour seul but de l'aider à récupérer son bien dérobé. Avec elle, le film bascule franchement dans le fantastique. Après avoir longuement montré que le cinéma ne peut s'empêcher de rendre compte de la réalité, Tobias Nölle explore à présent son rapport à l'imaginaire incarné par son héroïne. Avec ses héros, nous franchissons une frontière pour passer de l'autre côté du miroir. De l'autre côté de l'écran. Au monde masculin du documentaire succède le féminin mystérieux et magique de la fiction. Et comme chez Baudelaire, elle est une forêt de symboles. La forêt du rêve, la dangereuse forêt de l'inconscient où l'on ne pénètre qu'en acceptant, comme à l'orée de tout territoire nouveau, le risque de se perdre. Le son des voix fait naître des images qui deviennent concrètes. Et comme les spectateurs d'un film, le personnage principal d'Aloys croit aux illusions de ces mirages. Nous voici entrés de plain-pied dans le cinéma inventif et frais que rêvait de nous montrer Nölle. On casse la caméra vintage. On rembobine le magnétoscope antique. Aloys n'est pas un film sur le cinéma en général mais sur son cinéma à lui qu'il construit pièce à pièce sous nos yeux pour s'arrêter lorsqu'il a enfin réuni le froid regard du réalisme et les yeux malicieux de la fiction sur le même écran. On rembobine le DVD.

_cinenj
9
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le 17 janv. 2018

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