Amour est peut-être le plus grand film de Michael Haneke, cinéaste qui excelle par sa représentation de la violence, et qui ici prend pour sujet la violence la plus universelle et inévitable de toutes, à savoir la vieillesse. Et il n’y a aucun mystère sur ce point, le sort du personnage est révélé dès la première scène, qui est chronologiquement l’une des dernières. Une séquence d’ouverture brutale, qui commence par l’ouverture d’une porte, comme le célèbre début de La Prisonnière du désert. Sauf qu’ici, ce n'est pas une porte qui fait doucement entrevoir un paysage iconique, mais bien qui éclate en direction des spectateurs et donne sur un intérieur irrespirable et pourri, annonçant d’emblée le huis clos dans lequel nous serons étouffés pendant le film, dans lequel finira étouffé Anne à la fin. Ce premier plan, ce sont les portes de l’enfer qui s’ouvrent, avant même l’apparition du titre, pour permettre à l’un des films les plus durs et violents de l’histoire du cinéma de commencer. Ce qui rend cette entrée en matière marquante aussi, c’est l’absence d’effet dramatique lorsque l’on voit le cadavre desséché qui gît dans l’appartement. On n’est pas prévenu et l’horreur nous arrive devant les yeux, avant qu’on ait eu le temps de les détourner ou tout simplement de se préparer à ce que l’on allait voir. La morte est dès lors traitée comme telle, comme un objet mort, sans aucune expressivité dans la mise en scène pour la ressusciter. Autour d'elle, on ne voit pas les proches, on ne voit pas des individus attristés, on voit un corps professionnel qui fait son travail, les pompiers qui débarassent le corps.
Et les deux heures qui suivent cette scène sont construites comme une succession de blocs, de scènes prises dans le mouvement du réel, parfois au milieu d’une conversation, entrecoupées d’ellipses très marquées, qui deviennent presque l’élément le plus efficace de la mise en scène. Cet agencement de morceaux bruts, âpres, extrêmement réalistes, peut rappeler le cinéma de Pialat, caractérisé aussi par cette foi absolue que le réalisateur a en ce qu’il filme, sans musique, sans mouvements de caméra trop marqués, Haneke n'aimant pas beaucoup les effets de mise en scène destinés à être identifiés comme tels par le public. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le cadre, le tape-à-l’œil, mais bien ce qui se passe dans le cadre. Et ça fait un bien fou, avec des films qui cherchent toujours plus à nous abreuver d’images, de voir une telle épure à l’œuvre, un cinéaste qui ne se regarde pas filmer, mais qui pense ses plans et son montage suivant l’effet qu’ils vont produire.
L’atmosphère qui en ressort est globalement extrêmement morbide. Ce qui reste en tête après le visionnage, c’est en grande partie le quotidien morne qui peut caractériser la vieillesse. Les octogénaires sortent très peu, ils ont leur routine, et ils essaient de faire comme si de rien n’était alors qu’ils savent que la fin est tout près, que la mort se tient juste derrière eux. C’est particulièrement souligné lorsqu'un ancien élève d’Anne vient lui rendre visite par surprise et découvre qu’elle est gravement malade, mais n’ose rien dire avant un long moment. Et cette morbidité omniprésente prend forme dans des objets quotidiens que l’on ne voit que trop rarement au cinéma et qui rendent le motif de la maladie beaucoup moins stylisé que ce dont on a l'habitude : le plastique dans lequel est livré le lit pour handicapé, le cadavre en lui-même, après des jours de décomposition, le fait qu’après la mort, de parfaits inconnus, les pompiers, vont découvrir et débarrasser le corps. La mort n’a jamais été aussi peu déconnectée du monde réel.
Malgré tout, dans cette ambiance pesante, le film possède des touches de tendresse. Le titre est tout de même Amour et l’affiche montre George qui prend entre ses mains la tête d’Anne, absente et déjà condamnée, lors de son premier AVC. Le fait que l’on adopte principalement le point de vue de George est extrêmement juste de la part d’Haneke, qui dénonçait dans Funny Games le fait que le public aille au cinéma pour voir de la violence, que celle-ci lui soit servie comme un spectacle. Ce sont avant tout les gestes d’amour dans une situation de crise, la maladie d’Anne, qui sont posés au centre de l’action, et non directement la souffrance et l'agonie. L’effet n’en serait que largement diminué si la violence était l’argument de vente du film, au centre de l’affiche, comme chez un Gaspar Noé. Elle ne ferait alors plus l’objet d’un rejet comme ça peut être le cas ici. Amour est un film d’autant plus dur qu’il n’est jamais trop voyeuriste. Haneke sait quand couper la caméra et laisser l’imagination du spectateur travailler. Et quand il y a vraiment de la violence à l’écran, elle ressort d’autant mieux. Dans Caché, le seul moment un peu sanguinolent était infiniment plus marquant que la plupart des gerbes de sang auxquelles on est habitués, parce qu’il arrivait de plein fouet, avec un premier degré implacable. Dans Amour c’est exactement pareil : nous avons droit à une gifle à l’écran, une seule, mais elle fait plus mal que n’importe quelle autre, parce qu’elle arrive d’un seul coup, après une longue montée en tension et que c’est parfaitement exécuté au niveau du rythme et de la réaction que joue Emmanuelle Riva quand elle la reçoit. Haneke laisse froidement durer la scène quelques secondes après ce choc, comme si ce coup marquait une vraie rupture. Des gifles comme ça, il n'y en a nulle part dans le cinéma, à part dans les autres films de Haneke ou alors chez Pialat, qui reste le maître en la matière. La gifle, c'est génial parce que c'est davantage son impact psychologique, l'humiliation qu'elle représente, qui a de l'importance, beaucoup plus que l'impact physique du coup qui est porté. C'est dire l'échec total de tant de films d'action avec cent fois le budget de celui-ci et dans lesquels on ne ressent jamais la puissance des coups.
Et en termes de froideur, il y a un grand malentendu au sujet de Haneke à ce niveau-là. Ses films seraient froids et donc sans émotions. On a trop facilement tendance à croire que rajouter à foison des séquences horrifiques ou larmoyantes dans un film implique que celui-ci soit plus fort émotionnellement. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’une scène tire-larmes, tout comme un jump-scare, joue un rôle de décharge émotionnelle, d’exutoire pour le spectateur. Lui donner la possibilité de hurler ou de pleurer dans une scène, c’est un moyen de le soulager et de l’aider à supporter l’horreur qu’il voit. C’est précisément là que vient s’immiscer la grande finesse, mais aussi toute la méchanceté de Haneke : il nous refuse cette issue. Amour est tout sauf un film dénué de sentiments ; au contraire, son coup de génie, c’est de laisser lentement la tension et l’horreur s’accumuler sans jamais les laisser exploser une fois pour toutes. L’exemple le plus simple est bien sûr son utilisation de la musique, très rare et systématiquement interrompue brutalement, laissant le spectateur dans un état de frustration et faisant peser un silence de mort là où on aurait souhaité une séquence musicale, un moment de répit. C’est aussi pour ça que le dernier échange entre George et Anne est si beau : après une heure et demie de souffrance, dans un moment de lucidité rare et précieux, Anne parvient malgré son état à raconter un souvenir à son époux, puis conclut en articulant un « C’était bien. », ce qui fait directement référence à ce qu’elle vient de relater, mais surtout à tout ce qu’ils ont vécu ensemble pendant peut-être soixante ans, avant la maladie, et que l’on peut donc interpréter comme une parole testamentaire. Mais là encore, la scène ne dure pas. Elle est interrompue au bout de cinquante secondes.
Et jusqu’à la fin, Haneke laissera s’accumuler la tension. Le film n’est d’ailleurs pas totalement résolu. On ne sait pas trop ce qu’il advient de George, on le devine, mais on repart avec des questions, en plus de repartir avec cette frustration émotionnelle. Tout cela fait qu’un film comme Amour, c’est avant tout un film qui hante, qui n’agit pas immédiatement, mais, en ce qui me concerne, une demi-heure ou une heure après le premier visionnage. Je ne vois aucun autre film qui laisse comme ça le spectateur repartir avec la conscience aussi brute, sans artifice, sans mensonge, de ce que sont la mort et la vieillesse, bien que dans un registre un peu différent, Voyage à Tokyo fonctionne sur un mécanisme similaire. Même La Gueule ouverte (du grand Pialat), qui s'intéresse plus à l'entourage de celle qui agonise qu'à la maladie en elle-même, n'est pas aussi fort .