Une superbe découverte !
Manuel Martin Cuenca livre un film sobre et magnifique, où tout participe à la narration dans une douceur envoûtante. De la retenue du scénario aux cadres esthétiques au millimètre, en passant par le jeu d’excellents comédiens, tout raconte l’intériorité du personnage et sublime l’atmosphère parfois étouffante, mais jamais lourde, du film. Dans un univers proche de nos réalités et pourtant à part, le réalisateur utilise le prétexte de l’horreur pour raconter la solitude et l’inadaptation sociale.
D’entrée, l’image happe l’attention : un long plan fixe parfaitement construit, au contraste puissant entre la nuit noire et le blanc éclatant des néons d’une station-service, et déjà le jeu des apparences puisque ce plan d’ensemble, longtemps neutre, se révèle être un subjectif, calme et distant, quand la vitre d’une voiture remonte. Les choses sont rarement ce qu’elles semblent être. Les plans se suivent, et de bout en bout, accompagnent la vision du monde d’un tailleur solitaire pour qui l’élégance est plus qu’un mode de vie. Certes l’homme est cannibale, mais c’est surtout un esthète qui apprécie la beauté sobre et sans clinquant des choses simples : ses meurtres ne sont pas des massacres sanglants, bien au contraire, ils sont propres, nets. L’utilisation des hors-champs et des ellipses renforce l’impression : on voit ses gestes quand il taille le tissu, on imagine la même douceur et la même précision quand il entaille les chairs.
Le réalisateur joue également sur les contrastes pour faire évoluer son personnage. Quand il fait entrer dans sa vie une jeune femme souriante, les apparences disent beaucoup d’une possible complémentarité : le tailleur en costume sombre, tiré à quatre épingles, rencontre une jeune femme fantasque, sourire large, vivant, et tout de rouge vêtue. Un îlot de couleur dans son environnement sobre. Une joie riante et vivante pour résonner dans le silence de son existence sépulcrale. Quand elle lui propose un massage, qu’elle évoque alors un possible contact, sa déstabilisation est palpable. Les contrastes ce sont aussi la vie sociale à Grenade, où le tailleur, d’excellente réputation, fréquente le clergé local séduit par son savoir-faire, contre l’isolement dans lequel il respire, loin du monde, au sommet des montagnes enneigées où il se réfugie.
L’idée d’une religion et d’une foi présente au cœur d’un cannibale insiste encore sur cet aspect, et la scène de communion est un moment fort dans la symbolique. Le tailleur, sur les bancs de l’église, écoute le prêtre présenter l’hostie :
« Ceci est mon corps, prenez et mangez-en tous. Ceci est mon sang, prenez et buvez-en tous ».
Une résonnance puissante et singulière se joue là. La finesse et l’intelligence d’une complexité ancrée au plus profond du personnage.
Les comédiens sont formidables.
Antonio de la Torre interprète Carlos, ce tailleur mutique et solitaire chez qui chaque geste et chaque mot sont pensés, qui n’agit jamais au hasard, jamais dans la réaction. Pointilleux dans son travail, il l’est tout autant dans sa vie privée. Antonio de la Torre incarne entièrement l’homme, jusque dans les plus infimes détails. Une interprétation sans fioriture, juste à l’extrême. Olimpia Melinte quant à elle, s’est vue confier deux rôles. Deux sœurs proches dans leurs aspirations, différentes dans leur façon d’être. Un challenge qu’elle embrasse pleinement en profitant pour subjuguer le spectateur de son talent et de ses beautés.
Le scénario, plutôt linéaire, ne s’embarrasse pas de grands détours : il s’agit bien de raconter la vie monotone et bien réglée d’un homme, et la forme rejoint alors le fond. Jamais d’emportement, jamais de brusquerie. Jamais d’horreur à l’écran, l’homme n’assouvit pas un vice mais une pulsion intime. Le rythme lent est idéal, calqué sur la mesure du personnage. Manuel Martin Cuenca, avec cette œuvre de cinéma, impressionne et confirme la modernité du cinéma espagnol contemporain. Sans prétention, sans spectaculaire, mais avec soin et précision.
Matthieu Marsan-Bacheré