Caméra ensanglantée, Hu Bo vient de signer avec son film la fin du cinéma ...

Regarder des films équivaut à une courbe en pleine expansion. D'abord vous êtes un enfant et vous visionnez des œuvres d'une manière purement anodine sans même y faire attention, puis au fur et à mesure que vous grandissez, vous prenez plus en considération l'objet filmique.
Il en est de même pour le type d'œuvre, d'abord nous regardons bêtement des divertissements lobotomisants puis avec de la maturité nous essayons de sortir de sa zone de confort en délaissant l'agrément pour se concentrer sur le propos minutieusement poli par l'auteur (bien sûr on ne peut évincer totalement l'agrément et quelque part c'est aussi pour ça que l'art existe).


Et là avec le film que je viens de voir j'ai l'impression que la courbe a atteint le point ultime, j'ai cette sensation qu'après avoir traversé un très long chemin tumultueux et exténuant, nous avons fini par atteindre l'absolu, atteindre le tout pour enfin nous dire : "Ça y est ... nous y sommes arrivés, nous sommes arrivés à destination, c'est terminé ...".


Outre l'aspect très mégalomane de mes propos avec la surutilisation de la première personne du singulier, on se demande bien l'intérêt de tout ce charabia superflu absurde.


Eh bien c'est justement ça : "absurde". Dans cette œuvre nous vivons l'absurdité, des personnages dont leur vie, leur quotidien est absurde, An Elephant Sitting Still c'est l'absurdité de l'existence chinoise, par conséquent, si toute leur vie est absurde alors le but recherché pendant 3h50 l'est tout autant, et pour cause, dans ce film il s'agit de se rendre à Manzhouli afin de retrouver un éléphant qui reste constamment assis. Ceci est la seule raison qui tient en vie nos personnages sur Terre.


N'est-ce pas absurde ?


Et si nous faisions fausse route depuis le début ? Et si finalement ce qui nous paraissait absurde ne l'est pas ?


Un éléphant.
L'éléphant est symbole de sagesse et de vertu. Nos personnages sont donc à la recherche de valeurs précieuses, des valeurs qui se sont évaporées dans leur milieu pour laisser place à des nuages sombres, grisâtres à l'atmosphère étouffante, ce milieu dont il est question, c'est la Chine. Une Chine qui laisse son peuple crever tels de chiens errants et après une longue déambulation ces chiens sont piétinés. Le gouvernement nous fabrique à son image, corrompu jusqu'à l'os et occultant le mal-être fatalement présent chez certaines pauvres familles, nous avons fini par devenir des êtres virulents qui ne savent plus communiquer, nous ne savons plus vivre, il n'y a plus aucune cohésion sociale.
Un homme responsable du suicide (qui s'est déroulé devant ses yeux) de son ami, il doit rester caché. Un grand père qui se voit obligé de quitter son habitat pour aller vivre dans une fichue maison de retraite zombifiée dont il n'a pas les moyens financiers pour pouvoir y vivre tranquillement, un jeune lycéen qui, suite à une conversation belliqueuse, poussera accidentellement dans les escaliers un pauvre voyou le rendant inconscient, et puisque ce voyou possède une grande influence et popularité, le lycéen est donc obligé de fuir. Une jeune lycéenne qui voit des vidéo compromettantes où elle est avec un professeur qu'elle affectionne, rongée de remords, cette jeune fille commettra un acte glaçant, par conséquent elle est obligée de fuir comme les autres.


Tous ont un parcours différent mais ce qui les réunira c'est leur destination.


Hu Bo avait déjà conversé (au détour de plusieurs projets dont ce long métrage de 4h) avec un grand réalisateur dont on sent l'influence jusqu'au pixel près, en effet je parle bien de Béla Tarr. Impossible de ne pas y voir en An Elephant Sitting Still le fils de Sátántangó et accessoirement comme le petit frère de l'œuvre de Gus Van Sant et son Elephant dont Hu Bo reprendra le titre.
Dans les trois œuvres règnent une dépression exacerbée, une errance des âmes torturées, une atmosphère lugubre où, aux yeux des autres, vous pouvez mourir dans la plus grande indifférence, la scène du premier suicide est assez évocateur dans l'œuvre d'Hu Bo, après avoir découvert le double jeu de sa copine, l'homme saute soudainement par le balcon, pas un cri, pas un bruit n'émerge de cette scène si ce n'est celui qui arrive brusquement lorsqu'on touche une fenêtre, juste un saut, un saut dans le néant où chaque son et où toute lumière sont annihilés, il reste alors ce visage désespéré de son ami qui ferme les yeux, il ne peut s'exprimer car son esprit est anéanti depuis longtemps, aucune émotion n'en ressort hormis la désespérance qui le tourmente depuis bien des années.
Et c'est là que Hu Bo vient de réaliser, à mon sens, le film le plus dépressif du cinéma contemporain.
À l'instar de son mentor, Hu Bo, par le biais de plusieurs minutieux et parfaits longs plans-séquence, met en scène des personnages en perdition où toute notion d'espoir est inconcevable mais des personnages qui chercheront malgré tout à s'émanciper d'un territoire nocif, cette émancipation peut prendre la forme d'un acte funeste où alors celle d'une destination étrange, mais Hu Bo vient quand même réitérer et insister sur le fait que cette destination n'y changera absolument rien à leur situation, il ne faut pas espérer quoi que ce soit là-bas. Si je dis précisément qu'il s'agit de l'œuvre moderne la plus dépressive, c'est parce que Hu Bo sait pertinemment ce que c'est, la caméra ne cesse de coller aux personnages afin de nous étouffer, elle ne cesse de les suivre de dos dans une ambiance morne et monotone, souvent Hu Bo filme en plan rapproché des visages torturés, exténués, désespérés portant des regards tristes vers un avenir incertain, un avenir détruit délibérément par le système impérialiste chinois qui prive une partie de la population d'une éducation décente, le gouvernement détruit dès lors son organe vital, celui qui permet de propager l'air dans le territoire, celui qui permet d'avoir un futur, mais les lycéens ne respirent plus, ils sont perpétuellement en apnée où chaque seconde peut être leur dernière, un avenir sans issus possibles, des regards parfois aussi livides que ceux de l'enfant abandonné dans Sátántangó. Une société moderne constituée de fantômes où autrui n'est pris en considération que par son niveau de dangerosité. Notons que dans cette Chine moderne la technologie garde un ton comminatoire puisqu'elle est la cause de querelles de certains lycéens dont celles où on assassine l'image d'une jeune fille en publiant des vidéos totalement insignifiantes, de plus c'est aussi la carrière du professeur qui est détruite.


Hu Bo ne s'attarde pas sur l'aspect dramatique des événements, il ne cherche pas à faire du mélodrame à la manière d'un John Woo et son chef d'œuvre Une balle dans la tête, non Hu Bo filme uniquement la dépression telle qu'elle est, en émane alors une froideur qui nous empêche d'être triste face aux événements tragiques, on frôle "presque" l'indifférence, un peu à la manière d'un Gus Van Sant (avec toute proportion gardée) qui filmerait une fusillade quotidienne dans un lycée comme si on allait s'acheter du pain chez la boulangère du coin. J'ai pris l'exemple du premier suicide, mais on peut très bien évoquer le bousculement soudain du jeune voyou où, comme pour l'ami suicidé, on ne filme pas la chute, mais la réaction du lycéen ayant commis accidentellement cet acte. Les personnages sont tellement vides de l'intérieur que seul une légère stupéfaction peut être perçu mais jamais de cris ou de pleurs n'en ressort.
C'est ainsi que la tragédie est montrée chez Hu Bo, elle arrive, comme ça, brusquement oui, mais dans un grand silence.


Intervient alors la fin du film.


Nous sommes pour la première fois très distants vis à vis des personnages.
La seule source de lumière c'est ce bus.
C'est la nuit.


Nous respirons.


Quitter une ville nocive où la communication est impossible, où chacun crache son venin sans cesse, où seul le mépris en dégage des regards, voila le but.
Quitter cette fichue ville où nous sommes compactés pour mieux se retrouver.


Les personnages descendent du bus puis se mettent à faire une brésilienne avec un objet ...


Choc émotionnel.


À ce moment je me suis rappelé ces moments de partage que j'ai eus avec d'anciens frères et camarades dans des lieux diamétralement opposés, un antipode, allant de France jusqu'à mon pays d'origine où nous errions les rues désertes et délabrées et nous jonglions jour et nuit avec un ballon d'une manière la plus classe et impressionnante qui soit. Sans être des footballeurs, nous maitrisions plutôt bien le ballon, nous essayions de nous perfectionner. Et c'est dans ces moments d'une grande solidarité et amicalité qu'on se rend compte de l'importance de ce partage quel que soit sa forme.


Dans toute cette noirceur dépressive jusqu'au-boutiste Ming-Liangienne, voila comment Hu Bo vient insuffler un moment où nait les prémices d'un léger bonheur, tout du moins, un apaisement intérieur, une paix intérieur, il aura suffit de faire une simple passe avec un objet le plus insignifiant de l'univers pour réunir nos personnages et renouer des liens. C'est dans le partage qu'une reconstruction peut avoir lieu.


Oui mais voila ...
Quelque temps après avoir terminé son œuvre et suite à de multiples désaccords avec ses producteurs qui voulaient absolument sortir une version de 2h de son film, Hu Bo âgé alors de seulement 29 ans se donna la mort ...
On suppose que la charge émotionnelle du tournage ainsi que les pressions issues des producteurs et de l'aspect financier lui ont été insupportables. Désemparé, Hu Bo préfère s'effacer pour toujours donnant ainsi vie à son premier et ce qui sera son dernier film ...
Le parallèle entre la vie d'Hu Bo et son film n'arrêtera jamais de m'anéantir l'esprit, des heures et surement des semaines après mon visionnage, je ne cesserai d'éprouver un profond mal-être.


L'artiste s'est battu jusqu'au bout, il a franchi une limite que personne ne suspectait.
Un cinéaste préfère se donner la mort plutôt que de voir son film charcuté.


Mourir pour faire vivre ...


Béla Tarr dira avant la projection d'An Elephant Sitting Still :



J'ai rencontré un homme qui était plein de vibrations, il était très ambitieux, il devait absolument tout faire, il devait écrire le script, écrire un livre, diriger du théâtre, mettre en scène, tourner, il devait travailler. C'était une personne incroyable, il aidait les autres, il n'était pas égoïste, c'était l'une des meilleures personnes que j'ai pues rencontrer dans ma vie.



Tes efforts n'ont pas été vains.
Ton œuvre sera à jamais gravée dans notre cœur.
Merci Hu Bo.
Repose en paix.

Ivan-T-K-M
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le 25 mai 2021

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Ivan-T-K-M

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