Commençons par énoncer l’évidence qui est que cet Anatomie d’une chute est un film autrement plus fort et ambitieux que les précédents travaux de Justine Triet, à l’exception peut-être de La Bataille de Solférino, qui à son débit était assez pénible à regarder, contrairement à celui-ci qui - passez-moi l’expression - « passe crème » malgré son format fleuve. L'œuvre a une vraie singularité qui tient notamment à tout ce dont il se prive s’agissant d’un film traitant d’une affaire criminelle (ou pas - telle est la question), en premier lieu l’enquête de police - totalement absentée. Triet se concentre sur la cour d'assises, montrée non pas comme le lieu où émerge la vérité mais comme le théâtre d'une opposition entre les points de vue. D'où la représentation d'un procès "à l'américaine" avec une présidente en retrait et des débats réduits à un duel entre l'avocat général et les avocats de la défense.

Comme tout bon film de procès, le sujet d'Anatomie d'une chute est la question de la vérité et sa thèse est qu’il n’y a pas de vérité objective ; il n’y a que des points de vue, des vérités subjectives. Quiconque s'est intéressé aux affaires criminelles ou même à la justice en général sait bien que l'on peut toujours défendre différentes thèses - c'est bien pour ça qu'il y a des avocats - et donc qu'une part plus ou moins grande d'arbitraire fonde les décisions, de même qu'une part plus ou moins grande de mystère subsiste après le verdict. Il n'y a que dans les romans policiers que tout est clair après l'explication du détective.

Dès lors, la vérité devient affaire de croyance, comme l'explique le personnage de Marge au fils du couple, Daniel, qui occupe la place du juge dans le film, puisque de sa décision de témoigner en faveur de sa mère découlera le verdict d'acquittement. L'on notera que Daniel est le seul personnage du film (à l'exception du couple et de figures très secondaires) qui n'appartient pas au monde de la justice ; l'entourage du couple est totalement absent du film, de sorte que seul le fils devra se faire un avis sur la culpabilité de Sandra. A son absence de certitude il devra substituer une décision ("décider" est le verbe employé par Marge), terme dont l'on observera qu'il appartient au vocabulaire juridique.

La limite du film est que ladite décision - l'innocence de Sandra - est cousue de fil blanc. Tout dans le film nous laisse à penser qu'il n'y a pas eu de crime, à tel point même que l'on peut légitimement se demander pourquoi un procès a été organisé, les charges contre la mère semblant en effet bien minces. Mais au-delà même de la simple vérité judiciaire, le personnage de Sandra manque d'ambiguïté. Ne serait-ce que dans la dispute qui a eu lieu la veille de la mort de son mari - et que celui-ci a enregistrée, de sorte que l'on peut l'entendre en même temps que la cour d'assises - il est beaucoup plus facile d'adhérer à la position de Sandra qu'à celle de Samuel, qui apparaît comme un mari jaloux qui fait peser son malheur sur son épouse. Non seulement l'on a suivi Sandra depuis le début du film, mais en plus l'écriture de la scène est quelque peu déséquilibrée en sa faveur, sans oublier que - cerise sur le gâteau - l'actrice qui l'incarne est bien plus convaincante que l'interprète de son mari. Dès lors, l'avocat général apparaît comme une tête à claques malhonnête prête à tout pour convaincre les jurés de la culpabilité d'une femme au-dessus de tout soupçon, et la décision du fils - comme celle de la cour - ne peut sembler que frappée du sceau du bon sens.

Un mot pour finir sur ce qui est pour moi le plus beau moment du film, le seul qui m'ait véritablement ému : celui où, lors de son témoignage à la barre, Daniel relate les mots de son père, prononcés lors d'un trajet en voiture. L'on revoit alors la scène, et les mots du père dits par le fils sont synchronisés avec la bouche de l'acteur incarnant Samuel. Je ne me souviens pas avoir déjà vu ça et j'ai trouvé ça fabuleux.

Neumeister
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le 9 sept. 2023

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Neumeister

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