Il s’appelait Ihsane Jarfi. En avril 2012, dans la région de Liège, quelques jours seulement après l’agression et l’assassinat homophobes de Daniel Zamudio au Chili, il fut à son tour agressé et torturé par quatre hommes pendant plus de quatre heures. Puis finalement laissé mort dans un champ où son corps sera découvert deux semaines plus tard. Nabil Ben Yadir s’est emparé de ce fait divers, retentissant en Belgique, avec l’approbation du père d’Ihsane, Hassan Jarfi, sans laquelle il n’aurait pas fait le film. Il n’était pas question non plus, pour l’un comme pour l’autre, de faire l’impasse sur la violence extrême de ce qu’a enduré Ihsane. "On ne peut pas éluder cette violence. Quand je pense à lui, je vois des chaussures qui écrasent son torse, je vois les dix-sept côtes cassées, le corps tailladé. Cette violence est directement concrète et elle se retrouve évidemment dans le film. C’est tout à fait fondamental qu’elle y soit", a expliqué le père d’Ihsane.
Au travers d’une mise en scène rugueuse, privilégiant les plans-séquences et dénuée du moindre artifice pour mieux décortiquer les usages de la violence (une forme qui rappellera beaucoup le cinéma de Michael Haneke, et on pensera en particulier à 71 fragments d’une chronologie du hasard et à Funny games), Ben Yadir traque non seulement les rouages (et les ravages) d’une homophobie décomplexée, mais interroge également la part de monstruosité en chacun de nous. Cette banalité du mal et son déclenchement soudain qui pousse à commettre l’impensable en annihilant toute pensée, en déshumanisant l’individu et en se soumettant à une autorité (ici un effet de groupe, de "meute", démultiplié par une masculinité toxique).
Construit en trois parties privilégiant une impression de "temps réel" (un anniversaire et un mariage encadrent cette nuit d’horreur où Brahim, double fictionnel d’Ihsane, trouvera la mort), Animals permet d’abord de suivre le quotidien de Brahim lors des préparatifs de l’anniversaire de sa mère, ses relations avec sa famille et la place de l’homosexualité en son sein. Cette homosexualité qui, quelques heures plus tard, causera sa perte en déclenchant la fureur de ses quatre bourreaux, et leur barbarie absolue. La scène, longue et insoutenable, filmée avec leurs téléphones portables nous plaçant à la fois dans la position de voyeur et de témoin impuissant, n’épargne absolument rien aux spectateurs (âmes sensibles s’abstenir). Et insiste également sur la grande violence des mots, ou plutôt du flot continu d’insultes parce qu’il n’y a pas de mots, ici il n’y a plus de mots, sinon l’expression pure et simple d’une haine traduisant, chez beaucoup, la réalité, la justification (un exutoire aussi) d’un monde brutal et sans nuance.
La dernière partie opère un brusque changement de point de vue, comme un effet miroir : la caméra suit désormais Loïc, l’un des meurtriers de Brahim (c’est lui qui l’"achèvera" à coups de poing, et pour ça on le félicitera "d’avoir des couilles" et "d’être un vrai mec"), dans la routine de son quotidien (rapport conflictuel avec son frère, préparation du mariage de son père… avec un homme). Il s’agit là, pour Ben Yadir, de montrer l’après, un après ordinaire, un après comme si rien ne s’était passé, terrifiant dans son indifférence au mal, dans son inconséquence à donner la mort, à déconsidérer l’autre parce que "différent" (voir la scène où l’un des bourreaux efface méthodiquement les photos de Brahim sur son téléphone), et d’où a éclos un monstre tapi sous l’apparence d’un frère, d’un fils, d’un ami. Le titre Animals, avec sa faute d’orthographe, reprend ce que l’un des meurtriers d’Ihsane avait déclaré au tribunal lors de son jugement ("On n’est pas des animals"). En effet : des monstres, seulement des monstres.
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