La Palme d'or, cela faisait un moment qu'elle tournait autour de Sean Baker, jeune prodige du cinéma indépendant américain ayant débuté de manière confidentielle avant de progressivement gagner ses galons de chouchou des festivals. On n'a d'ailleurs pas tant l'impression que le jury cannois ait récompensé son dernier film, mais plutôt l'ensemble de son œuvre : car si Anora ne constitue en rien une révolution dans la filmographie de Baker, il constitue une synthèse flamboyante de toutes les thématiques et obsessions ayant traversé ses différents long-métrages.
Anora (impressionnante Mikey Madison, totalement dévouée à ce rôle tout sauf facile), strip-teaseuse de Brooklyn au caractère bien trempé, fait la rencontre d'Ivan (Mark Eydelshteyn), jeune héritier d'un oligarque russe et donc plein aux as. Entre la Cendrillon des temps modernes et le Prince charmant (tout aussi moderne, c'est-à-dire pourri gâté, immature et inconséquent) se noue une relation à la fois superficielle et étrangement sincère, aboutissant au classique mariage express à Las Vegas. On retrouve dans cette romance à la Pretty Woman des échos du précédent film de Baker, Red Rocket, que ce soit dans la situation des protagonistes (Anora est une danseuse exotique, Mikey un ex-acteur porno) ou dans leur volonté - malheureusement illusoire - d'échapper à une réalité sans perspective d'avenir à travers une histoire d'amour fantasmée.
Ainsi, l'idylle enchantée ne tarde pas à subir un brutal retour sur terre, dès lors que la nouvelle parvient aux oreilles des parents du jeune homme, qui chargent aussitôt leurs sbires de régler la situation pour étouffer tout scandale médiatique. Un trio de bras cassés hilarants car complètement dépassés par les événements, et qui n'auraient pas dépareillé dans un film des frères Coen. Le long-métrage bascule alors, à la faveur d'un enchaînement de situations rocambolesques et imprévisibles, dans une déambulation nocturne rappelant celle de Tangerine. L'occasion pour Baker de procéder à une radiographie des différents quartiers de Brooklyn et de sa population, notamment de ses classes les plus paupérisées, toujours avec cette empathie et cette tendresse infinie pour les marginaux et autres laissés-pour-compte du rêve américain qui caractérisent le style du réalisateur depuis ses débuts.
Mais tout comme le carrosse rutilant de Cendrillon était condamné à redevenir une citrouille une fois minuit passé, le rire attendri se fait plus amer au fur et à mesure que l'aube approche, apportant avec elle une conclusion que l'on comprend inévitable. Car Anora, en dépit de sa hargne et de sa volonté, ne peut échapper à la réalité de sa condition sociale (pas plus que les enfants du motel de The Florida Project ne le pouvaient, en dépit de la vitrine pseudo-féerique que représente leur environnement). Son seul soutien, elle le trouvera paradoxalement chez l'un des sbires russes, Igor (excellent Youri Borissov, révélé internationalement dans Compartiment n°6), de prime abord taiseux et indifférent à ce qui l'entoure, mais qui se révélera au final le plus lucide quant au jeu de dupes que représente cette histoire.
Et c'est dans l'abri relatif d'une voiture cabossée, alors que la neige au dehors figure les cendres d'un rêve réduit en poussière, que la princesse déchue se verra offrir, dans un plan final d'une simplicité et d'une beauté déchirantes, le réconfort d'un geste d'affection purement désintéressé.