Depuis le festival de Cannes, où le film a été projeté et a remporté la palme d'or, on entend dire qu'il est une palme d'or mineure, consensuelle, à mille lieux de films comme Anatomie d'une chute ou Parasite, pour prendre des années précédentes. Il se trouve que je ne suis pas d'accord avec ces critiques, et qu'Anora est à mon sens une palme d'or entièrement méritée, ni consensuelle ni mineure.
Sean Baker traite comme à son habitude des prolétaires du travail du sexe, qui semblent constituer son sujet de prédilection (Red Rocket, Tangerine), cette fois ci dans une boîte de strip-tease New-Yorkaise, dans laquelle travaille Anora, qui veut qu'on l'appelle Ani, par souci d'intégration suppose t-on. Ani rencontre donc Ivan, un fils d'oligarque russe, auprès de qui elle accepte de se prostituer, parce qu'elle l'aime bien ou parce qu'il est immensément riche, sûrement un peu des deux. Et c'est cet écart de classe qui va être au travail pendant tout le film, avec beaucoup de subtilités, de variations, de changement de ton et de registres même, puisque Anora passe du film social sur le TDS au film d'amour, au thriller burlesque et à la course contre la montre urbaine, pour analyser en profondeur l'espoir d'une jeune femme qui, pendant quelques heures, va croire à la possibilité de s'extraire de sa condition.
Ce qui est à l’œuvre dans Anora, c'est l'idée que les ultra riches sont au dessus de tout. Les lois ne comptent pas, la dignité d'une jeune femme non plus, pas plus que celles des gardes du corps qui vont faire la sale besogne avec elle, ni celle du personnel de ménage de la grande maison d'Ivan, ni celle du marchand de confiseries chez qui les amis d'Ivan aiment traîner, etc, etc. La seule chose qui compte, c'est que ces gens de pouvoir obtiennent ce qu'ils veulent, et qu'importent les dégâts du caprice de leur fils. Et si vous trouviez en 2019 que Parasite était un grand film sur les rapports de classe (comme c'est mon cas), vous trouverez je l'espère Anora largement à la hauteur.
Si les films qui critiquent les riches sont légions, rares sont ceux qui le font avec la précision d'Anora, en tout cas en bénéficiant d'une telle visibilité, et avec une telle pertinence. Avec une mise en scène mutante, tantôt caméra épaule typé "film social", tantôt travelling millimétré dans la boîte de strip, tantôt gros plans insidieux de thriller psychologique dans une discussion intime, Anora nous raconte une histoire singulière, anormale, surprenante, mais terriblement universelle.
Et pour revenir à l'argument de la palme "consensuelle", est ce que vous préférez une palme qui met tout le monde d'accord par sa puissance, ou une palme qui fait polémique? Parce que si l'inconscient retient mieux Parasite que Titane, c'est parce que l'effet choc passé, l'un s'avère être plus universel que l'autre... Comme Anora.