Anora, quelques semaines après son obscur visionnage, ne laisse en tête qu'un seul souvenir - difficile de le loger ailleurs : de la vie, et encore de la vie. De son ascension fantasmée à sa chute précipitée, Anora, « Ani », (Mikey Madison) traîne partout avec elle sa vitalité : dans le corps, la tête et l’esprit.
Jetée dans un bain de jouissance frénétiquement bourgeois après sa rencontre avec Vanya, dit « Ivan », jeune fils d’oligarque russe, dans le strip-club où elle travaille, qui finit par la demander en mariage à Las Vegas - lieu du faux par excellence s’il en est -, de façon mi-amusée mi-sérieuse, Anora ne peut que croire à la fable qui s’édifie sous ses yeux. Cette première partie, Sean Baker porte une attention toute particulière à la laisser traîner en longueur, jusqu’à l’épuisement. Fête, danse et sexe s’enchaînent quasi-mécaniquement, la forme décrivant alors un mode d’existence bourgeois dont les contraintes matérielles sont absentes. Difficile de juger ces personnages pourtant ridicules : leur jeunesse est comme un charme inébranlable que rien ne peut arrêter.
Pour autant s’amorce déjà discrètement la fragilité de ce conte de fée : sur le sol de la villa, Ivan glisse, Ani s’appesantit, les deux personnages ne font pas partie du même monde. Dans sa maison, Ivan ne joue pas au maître, il l’est : il saute, paye et jouit. Ani elle n’est qu’un corps étranger, toujours moitié présente, moitié absente. Difficile de mettre des mots sur ses pensées, l’ambiguïté de son rapport à Vanya éclate : il y a chez Ani au moins autour d’amour que d’opportunisme. Serpent pris au piège de sa propre danse, Ani croit et ne croit pas à son propre personnage, elle vit et se vit de façon fantasmatique.
Pourtant, les déterminismes reviennent brutalement au galop. Dans la maison devenue sienne, Ani est retenue prisonnière, réduite au silence, alors qu’Ivan lui peut encore s’enfuir, courir, glisser, libéré de toutes contraintes. S’ensuit alors une course-poursuite nocturne à la recherche d’Ivan où l’obscurité, le silence et la mélancolie dominent. La vie remonte à la surface : cris, pleurs et vomis. Longue descente aux enfers, cette partie est terriblement plus belle que la précédente. Lorsque Baker prend le temps de découper et de montrer ses personnages, ils grandissent humainement. L’humour grinçant ne désamorce rien, mais ouvre de brefs instants de joie dans la chute et laisse poindre peut-être une vulnérabilité inattendue chez les personnages. Là se produit le plein surgissement des émotions. La volonté d’Ani de retrouver Ivan et de le convaincre de rester marié n’est pourtant qu’un simulacre : se donnant l’impression de combattre, Ani refuse son statut d’être agi et non pas agissant. Au moment où s’amorce la deuxième partie, les dés sont déjà jetés, il n’y plus rien à faire, les déterminismes sont trop forts.
Même si Baker adopte résolument une posture « à hauteur d’homme », difficile de ne pas jouir des forces qui s’abattent sur Anora. En même temps qu’Ani est ramenée à sa condition sociale, le spectateur jouit du spectacle intarissable et destructeur qui se referme sur elle à comme une toile d’araignée sur sa proie. - plaisir jubilatoire d’autant plus joyeux qu’éminemment malsain. Joie de saisir la force des structures qu’il reste à combattre, joie vitaliste de la lutte sans cesse réactualisée, d'une brèche ouverte dans l’existant : Anora est cette joie toute entière, et n’est jamais aussi vivante que prise dans les filets de cette machine logique qu’on appelle le monde.