Sean Baker continue d’explorer les marges sociales avec Anora, son dernier film récompensé par la Palme d’Or. Ce sacre lui ouvre une distribution et une attention médiatique bien plus large, qui pour ma part me ravit, appréciant le travail du réalisateur. Mais cette fois, il troque la tendresse lumineuse de ses précédents récits pour une chronique plus désillusionnée, où les solitudes se heurtent aux inégalités de classe sous un vernis comique.
Le film se situe cette fois à New York où Ani est une stripteaseuse qui arrondit ses fins de mois en répondant à des demandes « sur mesure » de ses clients. Seule russophone de son club, elle est désignée pour s’occuper d’Ivan, le fils d’un oligarque de passage à New York. Ayant compris qui était son client, elle y voit une belle opportunité professionnelle qui aboutit lors d’une virée à Vegas à un mariage improvisé. D’abord sceptique, la jeune femme embrasse pleinement son conte de fée, qui prend une allure de cauchemar quand la famille d’Ivan apprend la nouvelle et que ce dernier prend la poudre d’escampette. Ani se retrouve abandonnée et humiliée, forcée de participer à la traque du jeune homme en fuite.
Sean Baker poursuit ses chroniques de l’Amérique modeste, où il considère toujours ses protagonistes comme de véritables sujets et non des objets qui suscitent convoitise et subissent leurs destins. Avec Anora, cependant, cette réification est ici poussée par une confrontation plus explicite entre deux classes sociales différentes, et en particulier à une élite arrogante et peu regardante. Avant sa rencontre avec Ivan, Ani se sent pleinement maître d’elle-même et ses péripéties vont la renvoyer à un statut social spécifique, vont la réduire à son travail. Plus fortement que ces films précédents, Sean Baker place ici l’isolation individuelle en miroir d’un constat social implacable. Pour contrebalancer sans doute un thème plus pessimiste, le film fait la part belle à la comédie, notamment avec le trio formé par Garnick, Toros et Ivan. Leurs tribulations à la Laurel et Hardy ne fait pas oublier leur condition d’exécutants désabusés, manipulés par des puissants sans scrupules.
Mais le cœur du film repose sur Ani, incarnée magistralement par Mikey Madison. Elle traverse une palette émotionnelle impressionnante : du contrôle de soi séduisant et désinvolte à la rage sourde en passant par la désillusion, puis à une volonté farouche de se réapproprier sa dignité. Ses interactions avec Ivan, son entourage, et enfin Igor, sont autant d’étape dans sa quête d’appartenance. Ani reste prisonnière d’un environnement où elle ne peut jamais pleinement s’ouvrir ni se révéler. C’est aussi sous ce prisme que se déploie timidement au fil du film une relation entre Ani et Igor. Après tout, ils sont en quelque sorte au même niveau de l’échelle sociale. Lui aussi cherche en vain une connexion. C’est dans leurs dernières scènes partagées que le film retrouve la tendresse douce-amère de Sean Baker. Après avoir évolué dans des lieux saturés de néons, de paillettes et d’opulence, Ani et Igor se retrouvent dans la voiture embuée de la grand-mère de ce dernier. C’est un espace neutre, où les masques tombent et où Ani lâche enfin prise, laissant émerger toute la douleur qu’elle avait jusque-là contenue. C’est un moment à la fois ordinaire et discrètement symbolique, à l’image de leur condition.
Visuellement, Baker affine encore sa réalisation. La caméra, plus assurée, alterne entre des plans intimes et des cadres plus posés, laissant respirer les décors et les émotions. Mikey Madison et Youri Borissov brillent par leur justesse, tandis que le reste du casting, plus caricatural, joue sur des excès parfois drôles mais moins nuancés. Le recours à la comédie permet un film plus accessible et rythmé. Il est plus facile de s’identifier aux parcours sous l’angle de la comédie. En un sens, ce changement de ton est à la fois la force et la faiblesse du film. Plus accessible, il est également un peu plus convenu. Si Anora divertit et captive, il délaisse en partie la subtilité des précédents films de Baker, comme The Florida Project, Starlet ou Red Rocket, plus à même de nous emmener sur des chemins de traverses. Paradoxalement pour un film qui tire vers la comédie, l’espoir y semble plus absent, remplacé par un déterminisme social plus froid mais dont l’éventuelle charge politique ou sociale est diminuée par cette même comédie. J'ai parlé auparavant de ce besoin d'Ani de reprendre le pouvoir sur elle-même et sur sa présentation au monde, et il est vrai que le film par sa forme évacue grandement cette question du pouvoir en interrogeant très peu ceux qui ont du pouvoir sur elle. Le réalisateur élargit son champ, en intégrant le client aux péripéties des « prestataires », mais sans en questionner le rôle profond. En résumé, j’ai passé un bon moment et j’ai bien rigolé, mais ce n’est pas le film de Sean Baker qui m’a le plus touché.