Angola 1975. Le pays s’affranchit enfin de la colonisation portugaise mais la richesse de son sol fait aussitôt de lui le terrain d’affrontement des deux grandes puissances : l’URSS et, en sous-main, Cuba, soutiennent le Mouvement Populaire de Libération de l’Angola (MPLA) ; les USA arment plus ou moins secrètement le Front National de Libération de l’Angola (FNLA) et l’Union Nationale pour l’Indépendance Totale de l’Angola (UNITA). Dans la capitale de plus en plus livrée au chaos, Luanda, un reporter de guerre polonais, Ryszard Kapusciński (4 mars 1932 - 23 janvier 2007), unique correspondant de son pays, entend rester sur place, quand il ne se met pas en tête de foncer vers le sud, flanqué de son collègue Arturo, pour couvrir les combats qui y font rage et rencontrer les chefs, Farrusco et sa meilleure guerrière, Carlota. Sa mission : « donner une voix à ceux qui n’en ont pas, recueillir le visage de ceux qui vont disparaître, témoigner de ce qu’ils ont été ».
Dans une démarche artistique, comment restituer de façon claire et intelligible le chaos d’une situation, sa « confusão », comme on se plaisait à le dire à Luanda ? Les réalisateurs et scénaristes Raul de la Fuente et Damian Nenow tressent trois fils narratifs : des images d’archives, souvent en noir et blanc, datant des années 1970, donnant à voir soit des scènes anonymes, soit certains des personnages côtoyés par Ryszard Kapusciński ; des images actuelles, donnant la parole à ces mêmes personnages encore en vie et recueillant leur regard rétrospectif, parfois même les accompagnant, comme Arturo, dans un retour en arrière sur les lieux mêmes des événements ; un axe narratif principal, assuré par une animation en acting in motion, et ressuscitant ces différents personnages, ainsi que les disparus, sous leurs traits d’alors.
Le montage, entrelaçant étroitement ces trois axes, est vif, emmené par la bande originale, superbe, de Mikel Salas, qui dit à la fois la formidable tension et la fuite en avant endiablée, l’âme de trompe-la-mort qui devait animer le corps du grand reporter polonais. L’animation de « Valse avec Bachir », de Ari Folman, en 2008, avait permis d’entrer dans la perception subjective de la guerre, de l’éprouver à partir des ressentis de celui qui combat. « Another Day of Life », qui reprend le titre du récit autobiographique écrit en 1976 par Ryszard Kapusciński à son retour d’Angola, pousse encore plus loin la subjectivation, en ne craignant pas de passer du réalisme le plus cru, le plus brutal, au fantastique le plus expressif : à plusieurs reprises, dans les moments d’attaque, de doute, de découverte macabre, l’image se dissout, les objets ou la réalité morcelée se mettent à flotter dans les airs comme dans un monde soudainement devenu subaquatique, d’où la pesanteur serait bannie, pour la bonne raison que le sol lui-même se serait dérobé ; le corps même des personnages peut soudain se liquéfier, se fragmenter, se désassembler, en une figuration qui traduit souverainement le sentiment d’évanouissement d’un monde et de dissolution du sujet exposé à la guerre.
« Another Day of Life » est un film immense, qui ne craint pas, après avoir ordonné le chaos et l’avoir rendu compréhensible, d’y plonger tête la première en y entraînant, à la suite de la figure héroïque du reporter, le malheureux spectateur arraché au confort moelleux de son siège. On en ressort éprouvé, mais heureux, comme déniaisé, et l’on sait gré aux réalisateurs, sur les pas de Ryszard Kapusciński, de nous avoir initié à cette page terrible de l’histoire africaine, dans laquelle une guerre civile marionnettisée a permis aux deux grandes puissances qui s’opposaient alors de mesurer leurs forces. Un témoignage qui vaut mise en garde...