C’est peut être, comme la dit le critique du Times, « le plus grand film jamais réalisé sur le Rock’n’Roll » ; une chapelle élevée par un fan (Sacha Gervasi, auteur du bof-bof Hitchcock) pour son groupe fétiche. Un hommage à l’essence même du rock, ce mélange détonnant de célébrités apocalyptiques et de destins brisés. Elvis et Vince Taylor. Chuck Berry et Buddy Holly. Les Rolling Stones et Brian Jones. Metallica et Anvil.
C’est quoi l’histoire éternelle du rock ? Deux mecs qui se rencontrent à 15 ans, pas bien dans leur peau, nuls au foot, pas trop à l’aise avec les filles… et qui par conséquent décident de remédier à cela. Stockent des barils de lessive pour se monter une pseudo batterie. Branchent une vieille guitare sur un téléviseur cassé qui fera office d’ampli. Et qui montent un groupe, comme des milliers d’autres adolescents dans le monde.
Après c’est la règle du TTC : du Talent, du Travail, de la Chance. Du talent, parce que c’est peut-être facile de jouer de la guitare, mais il faut quand même apporter quelque chose de nouveau à son art : demandez aux Sex Pistols. Du travail, parce que malgré l’image de glandeurs au bord de la piscine, il faut des heures de répétition stériles pour sortir un son : demandez à Keith Richards. Des nuits entières passées dans des minibus glacés : demandez à Joy Division. Et de la chance, beaucoup de chance : demandez aux groupes qui ont du talent, ont beaucoup travaillé, et n’ont pas percé. Demandez à Anvil.
Anvil, c’est un groupe qui perce au début des années quatre-vingt en pleine New Wave of British Heavy Metal. Pas vraiment la tasse de thé du Professore (cheveux trop longs, idées trop courtes), mais bon ! Anvil sort un premier album qui déchire, 2 ou 3 bonnes chansons (Metal on Metal) un look bondage bien provoc ; bref tout ce qu’il faut pour réussir en cette période où Saxon, Iron Maiden, Def Leppard règnent sur la planète.
Anvil : The Story of Anvil, le doc de Sacha Gervasi commence comme ça : un concert tonitruant au Japon en 1984, avec Scorpions et Whitesnake. Puis le Gotha du métal défile devant la caméra : Slash (Guns’n Roses), Tom Araya (Slayer), Lemmy (Motörhead), Lars Ulrich (Metallica). Pour débiter les âneries habituelles du docu rock complaisant : superlatifs et compliments laudateurs sortis de la photocopieuse : « les inventeurs du heavy metal », « le meilleur batteur de tous les temps », « amazing live performance »… Mais voilà, Anvil était un grand groupe, qu’est-ce qu’il leur est arrivé ? Le grand Lemmy donne la réponse : « You have to be at the right place at the right time. If you don’t… »
Commence alors une plongée extrême dans les enfers du rock. Le groupe existe toujours à Toronto. Il ne reste que le chanteur et le batteur. Le premier, Lips, livre des repas à la cantine du voisinage ; l’autre (Robb Reiner, rien à voir avec l’auteur de Princess Bride) gagne sa vie en menus travaux de maçonnerie. N’empêche qu’Anvil joue toujours. Les deux amis d’enfance ont trouvé d’autres musiciens, plus jeunes, et consacrent leurs vacances à tourner. Tourner, toujours tourner, à chaque fois que c’est possible dans cette tragi-comédie du rock’n’roll : club minable à Prague, gymnase rempli à 10% en Transylvanie (sic), festival en Suède face à d’autres qui ont réussi… Les clichés du rock ont la vie dure : une manager à la ramasse, des trains ratés qui se transforment en heures de sommeil sur le marbre glacé de gares européennes dont on a oublié le nom. La légende du rock ? Oui, quand on parle de groupes qui débutent ; les Beatles à Hambourg, Nirvana qui fait des ménages pour se payer des guitares, les Rita Mistouko qui dealent et tapinent avant de percer… Mais quand il s’agit d’hommes de cinquante ans que le succès a refusé d’honorer, cela tourne au tragique.
Une scène magnifique vient éclairer le personnage de Lips Kudlow, le chanteur. Ses frères et sœurs viennent témoigner sur leur petit frère. A front renversé des clichés du rock – dont la mythologie exige qu’il soit le passeport du prolétariat pour une vie meilleure – toute la famille Kudlow a réussi : comptable, femme d’affaires, endocrinologue ; seul le petit frère s’est gaufré. Une forme d’embarras se dessine alors, teinté d’affection. Dans le même genre, le témoignage des épouses Kudlow et Reiner, coiffées comme en 1984, il ne leur manque que le pantalon rayé rouge et blanc. Trente ans qu’elles se coltinent les traites du pavillon de banlieue, alors qu’elles ont frôlé la vie de Sharon Osbourne ou de Linda McCartney.
Anvil : The Story of Anvil met le doigt sur la réalité de l’art ; les milliers qui échouent pour que quelques-uns réussissent. Bien sûr, nous sommes nombreux à avoir voulu percer un jour dans le showbiz, être acteur de cinéma, chanteur d’un groupe punk, animateur de télé. Ce rêve existe encore, c’est ce que vend tous les jours la téléréalité… Mais un jour, on comprend que ce rêve ne sera pas accessible, et que le confort d’un boulot nine to five n’est pas l’enfer qu’on s’était imaginé. La tragédie d’Anvil est toute autre ; ils ont tutoyé les sommets et en sont redescendus. Ce drame-là est intense.
Le film a été nominé dans la catégorie « Truer Than Fiction » d’un festival de films indépendants.
Truer than fiction. On ne saurait mieux dire.
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