A l'attention des lecteurs : cette critique contient un nombre assez important de spoils !
Guerre et mythologie sont souvent liées : Arès chez les grecs , Kârttikeya dans la mythologie Hindou, les Walkyries... Dans ce qu'il nous reste de la mythologie viking, la guerre est d'ailleurs un but en soi, l'avènement d'une ère où combattront à forces égales le bien et la mal, sans vainqueur. Un éternel recommencement guerrier, où les fameuses Walkyries font ressuscités les guerriers morts au combat, pour une nouvelle bataille.
Certains vont plus loin et affirment même que c'est la guerre qui déclenche et crée une culture et civilisation humaine...
Apocalypse now, c'est L’apocalypse, maintenant, tout de suite. Le film commence par une chanson qui ne s'appelle qu'autre que " The end ". Ainsi, plus qu'une véritable descente aux enfers, Apocalyspe Now est une descente dans l'enfer lui-même. Nulle paradis aux quels se référer ou période d’accalmie sereine.
Le bateau, tel une pirogue sur le Styx, rivière des morts, est le moyen de transport qui permet de passer de monde en monde, jusqu'à l'enfer final et son gardien sombrant dans une folie mystique, cet Hadès, incarné par un Marlon Brando monstrueux.
Les rares moments de joie et détente, " l'odeur du napalm " sont plantés dans des univers chaotiques. Et la scène du strip tease, seul moment de joie charnelle féminine, intervient de façon absurde, irréaliste, et écourtée par l'instinct primaire et bestial.
L'homme n'est plus civilisé. C'est un animal en proie aux plus basses pulsions et à ce titre, maître Brando apparaît comme le guide spirituel de ce retour à l'animalité, comme s'il donnait une organisation significative à ce massacre : les corps empilés, mutilés, pendus à des branches, ne sont même plus vu tels quels mais comme des éléments de " décor ", des avertissements, des reliques... on entre alors dans le royaume des morts, temple constitué avec autant de branches, de pierres que de corps humains. Le rôle tenu par Martin Sheen ne subit pas cette incursion dans les profondeurs de la folie : il est déjà de l'autre côté. Hagard, déconnecté, alcoolique, plus proche du fantôme que de l'homme " civilisé ", c'est un témoin à part entière, ainsi que la personnification même des conséquences de la guerre.
S'il est si important de parler du tournage, c'est pour voir à quel point la barrière entre rêve et réalité s'est trouvée totalement effacé le temps d'un film. Ouragan, tentative de suicide de Coppola, crise cardiaque de Martin Sheen, difficile de dire si le film aurait été le même sans cet acharnement chaotique, cette accumulation dramatique. Une anecdote, s'ajoutant à la longue liste d'ennui, montre bien à quel point le réalisateur a du improvisé constamment, et a du remettre en cause ses projets : Marlon Brando. Arrivant avec 50 kilos de trop, drogué et malade, Coppola, qui voulait le filmer en plan large et plan d'ensemble, ne peut s'y résoudre face à l'obésité de l'acteur, d'autant qu'il oublie ses textes. Il décidera de supprimer certaines scènes le comprenant, écourtant considérablement la durée d'apparition du personnage, et de le filmer en gros plans ou plan poitrine dans l'obscurité avec une lumière très contrasté au maximum afin de masquer sa prise de poids.
Névrotique et sous tension, cette folie ambiante imprègne le film sur chaque plan, chaque regard.
Sa post-production est tout aussi une autre composante cauchemardesque du film : 3 années pour le monter, continuant la longue tradition de doute et d'embûches.
Coppola, par ce film, arrive à bien plus que dénoncer uniquement la guerre du Vietnam : il remet en cause les bases fondamentales de l'homme que l'on dit civilisé ( et civilisateur ), celle de l'autorité. Il parle de la guerre, mais les combats restent rares, à l'image du premier sur le bateau qui ne devait même pas exister à la base. L'horreur de la guerre n'est jamais nommée, et pourtant toujours présente.
Apocalypse Now est à la hauteur de la mégalomanie de Coppola : grandiose, torturée, psychédélique, dramatique, c'est un monstre de violence mentale, autant que visuelle. C'est un film qui provoque un sentiment de malaise, et pourtant aussi, de profonds moments de grâce. Cette sensation, ce tiraillement entre le merveilleux et l'horreur, ce jusqu'au boutisme de Coppola, pour le pire comme le meilleur, a crée un chef d'oeuvre de souffrance et de beauté.