J’ai beaucoup pensé au Tabou, de Miguel Gomes tant le film parvient lui aussi à embrasser une grande densité narrative et à diluer une large temporalité, à foisonner d’idées (des séquences à plusieurs niveaux de réalité, des plans hallucinants, des résurgences folles) tout en se focalisant autour d’un personnage en particulier. C’est à la fois l’histoire d’une famille, celle du Brésil, d’un immeuble, d’une femme. Sonia Braga est époustouflante, elle porte tout le film, irradie chaque plan de sa froide colère et son apaisante détermination. C’est définitivement l’année des femmes au cinéma, inutile de tous les citer, il y en a tellement, du film de Verhoeven à celui de Refn, en passant par ceux de Breton, Almodovar, Hansen-Løve. Aquarius est aussi et surtout un grand ballet musical, balayé au gré des disques écoutés par Clara, ancienne critique musical, entre Queen et Gilberto Gil, bref, un éclectique territoire sonore qui peut au détour d’une séquence lumineuse faire fusionner deux temporalités disjointes, au moyen d’une ellipse fondue, d’une brève apparition. Aquarius c’est aussi un grand voyage dans les quartiers moyens et pauvres de Recife, dont on foule la frontière sinon invisible, marquée par un maigre cours d’eau, sur une plage. Et Aquarius c’est aussi une histoire de cancer. Celui que l’on peut parfois combattre mais qui laisse des traces et celui, prolongement de la société, qui écrase tout, avec ce symbole père/fils, relais de générations de promoteurs à la médiocrité capitaliste dont le seul credo se résume à la réussite coute que coute. C’est Fassbinder au Brésil. C’est aussi un grand récit familial, ses mouvements mystérieux, ses repères douloureux, ses fantômes qui malgré leur absence physique, traversent le temps. De la mère de Clara, ici (Première séquence d’anniversaire sublime, où les discours des enfants se mêlent brutalement au souvenir d’une étreinte) à son mari (qu’on ne verra jamais) jusqu’à l’enfant de la domestique, dont on fête la disparition le jour de l’anniversaire de sa mère. C’est un film en trois chapitres, aux significations mystérieuses, jamais ancrés dans une mécanique attendue. Et c’est un appartement. Celui qui reste, seul contre tous, avec ce hamac devant la fenêtre s’ouvrant sur le front de mer, ce mur de vinyles, cette cuisine donnant sur un hall de secours, cette immense affiche de Barry Lyndon, cette commode sensuelle qui traverse le temps et convoque les souvenirs. C’est le souvenir d’un immeuble voué à disparaitre, avec son arrière cours qui ouvre sur des garages inhabités, cette entrée se jetant sur une plage dangereuse, ses vagues et éventuels requins. Et le monde se consume autour, à l’image de ces matelas brulés, cette fête bruyante dans l’appartement du dessus, avec orgie informe (Qui pourrait déclencher une bataille supplémentaire entre Clara et les promoteurs, mais lui donne plutôt envie de baiser, de son côté) et étrons dans les escaliers. Vestiges d’une société nuisible, d’où la sourde violence n’a d’égal que la quête éternelle du profit. C’est un film-monde, d’une richesse ahurissante, un grand film intime et politique, un acte de résistance tout en vibrations insolites, un grand film corporel d’une sensualité renversante, dont a l’impression qu’il a au moins encore autant à nous offrir dès qu’il s’en est allé.