Meilleur film de la compétition vu pour l'instant dans l'édition cannoise 2016, Aquarius donne à l'année cinéma une saveur assez inattendue. Bien plus fictionnel que son précédent long-métrage qui reliait plusieurs histoires de voisinages, ce nouveau film très balnéaire dépeint la vie mouvementée d'une ancienne critique musicale assez bourgeoise en au moins deux temps. Le premier, lors d'une fête organisée chez elle où elle reprend contact tant bien que mal avec le réel entourée de sa famille et de ses amis après une lourde chimiothérapie. Le second, dans sa résistance à une boîte de construction qui souhaite acheter son appartement en plein quartier de Récife (un pas à côté de son précédant film).
Dès les premiers instants, deux choses sont très marquantes avec la mise en scène de Filho : l'utilisation des mouvements de caméra ainsi que le choix des cadres est d'une rare évidence, tout de suite, la matière même de son regard est identifiable, on est dans un film assez unique qui manie caméra épaule et plan fixe, grue, travelling avec une rare justesse. Et la première partie du film ne cesse de déjouer nos supposés au travers de séquences flashbacks assez audacieuses et de dialogues d'une grande fluidité qui distillent une ambiance très détendue et en même temps boulversante. Filho est un grand cinéaste et ce film là est d'un aboutissement lumineux. Il est rare de se sentir aussi à l'aise quand un film commence, tout en étant déconcerté par mille et un plans qui dévoilent toute sa diversité fictionnelle. La tante au début du film, femme forte et idéalisée à la splendide chevelure grise semble être une sorte de mentor sur lequel notre future héroïne prendra appuie.
Mais il n'en est rien, tout est déjà joué. Non seulement la tante cache certains aspects de sa vie, mais en plus nous sommes rendu bien plus tard lorsque Clara, la femme qui a combattu le cancer est devenue indépendante dans son appartement où elle stocke passionnellement mille et un vinyles d'autres temps, sans autre explication, dans le présent.
A partir de là, le récit n'en finit plus de présenter des éléments et de ne jamais fermer toutes les portes ouvertes, la complexité dramatique et thématique ne cesse de s'épaissir alors que plein de personnages viennent graviter autour de Clara. Les dialogues sont tellement bons, tellement naturels et enlevés à la fois, la mise en scène est tellement claire (et variée), que chacun finit par avoir son importance, aussi désuet le personnage puisse être au début dans notre opinion (l'ami qu'elle séduit plus ou moins). En bref, Filho donne à ressentir toute la grandeur de la vie de quartier, de ses instances pluridisciplinaires, des cadres sociaux et des castes qui s'y affrontent ou y cohabitent (éternels serviteurs, ouvriers, chômeurs, étudiants, petits bourgeois et grands bourgeois réunis sur une plage de sable pour se relaxer, comme au début du film).
Le plaisir du film passe aussi par l'aisance avec laquelle le réalisateur ne donne jamais tout à fait raison à la mémorable Clara (Sonia Braga), opposant son avis tranché à celui de ses divers enfants (autant de figures parfaitement senties du monde moderne). L'on comprend vite le parallèle qui se met en place entre elle et sa tante magnifique (dont on suppose la mort ), entre lien spirituel, physique et charnel (le plaisir presque mémoriel du sexe) ou même matériel (le meuble mystérieux, toujours fermé). D'avantage qu'une histoire de relai culturel entre générations, Aquarius expose brillamment toute la difficulté de laisser justement un héritage derrière soi, aussi riche et puissant puisse-t-il être, son symbole peut parfois détruire plus qu'il n'apporte (la maison, devenue une garderie pour toute la famille) et inversement, aussi faible soit la valeur symbolique d'un élément, son importance sociale devient essentielle (le dernier appart vidé, la société pourra construire un nouveau suppositoire argenté d'une centaines d'étages).
La générosité du film, garni par les intrigues multiples, et découpé en trois parties phares, peut rappeler le geste fou de Gomes l'année dernière. Cependant, point de poésie orientale ou de décalage avec le réel, Aquarius reste très ancré au sable de ses plages, à ses égouts qui s'épanchent tout près des maisons et marquent de nouvelles frontières, Filho décide de prendre non le mythe comme élément fondateur de la fiction mais la maladie, au travers des séquences les plus fortes du film. L'idée est en fait tellement bien amenée par la narration que tout le côté certes théorique n'est plus apparent. Le cancer de Clara, qui se métamorphose en une blessure béante qu'elle préserve des regards, sorte de dignité lentement acquise par le succès de sa carrière, affronte bientôt la fausse pudeur puis la pression phagocytaire des chefs de projets au travers de séquences de discussions à la fois effrayante (la véracité des émotions toujours remise en question) et merveilleusement drôles (gags de répétition). Plus tard, c'est même tout l'immeuble qui devient contaminé par un mal dont je terrai le nom tellement c'est à la fois inattendu, magnifique, et criant de vérité - cette histoire est forcément arrivée quelque part, heureusement, personne n'est là pour nous le préciser avec une pancarte au début ou à la fin du film, c'est avant tout une histoire communauté, qui fait entrer en action différent acteurs.
Dans la dernière scène du film, Clara, qui jusqu'alors s'était plutôt maintenue explique que si elle peut ralentir d'au moins quelques jours le travail des employés de l’entreprise, elle le fera. Puis elle rajoute :
"Je préfère donner le cancer plutôt que d'avoir le cancer."
Sur quoi, dans un geste magnifique, elle expulse sa tumeur sur la table de la réunion, fourmillante de métastases éclatantes, alors que la musique nous annonce un retour assez idéal de la première partie, et qu'un plan de bouillonnement termine le film. -
Lors de ses deux projections publics en mai (Cannes et Cannes à Paris), le film a été ovationné, alors même que rien ne le prédestinait à fédérer (second film d'un jeune cinéaste anciennement critique). C'est là le goût d'une véritable palme d'or, celle d'un film qui se refuse à manipuler ou schématiser, qui préfère donner généreusement les pistes pour soutenir son propos récifal, construit sur le long terme via la communauté hétéroclite, décontracté et exigeant, sérieux et décalé, dans une esprit très cool finalement - à l'image de sa playlist -, Aquarius était une occasion idéale de rendre compte de l'émergence d'un cinéma Brésilien, et non de redécorer un auteur qui a déjà une reconnaissance mondiale. Le récent coup d'état brésilien et la grande turbidité de la situation politique qui a suivi achèvent de donner au film un statut de frondeur social tout en étant une œuvre accomplie de cinéma à la fois. Et au delà de l'impensable décision du jury cannois, le film reste grand, accompli d'avantage par l’accueil qu'il a reçu que par l'intangibilité d'un palmarès décevant.