Plus un pas de danse est exécuté à la perfection, plus il paraît simple à reproduire. L'illusion ne tient qu'à un fil, et à peine commence-t-on a l'analyser qu'on se trouve noyé par les mille pièces d'un puzzle qui, mises bout-à-bout, forment bel et bien un mouvement harmonieux. Loin des extraterrestres, des dinosaures et des nazis, Spielberg signa son meilleur film avec Arrête-moi si tu peux, et cela n'a pourtant rien d'évident.
L'obsession de Spielberg pour les reflets, miroirs et autres surfaces vitrées est connue. Dans Arrête-moi si tu peux, le hublot d'une cellule de prison montre l'arrivée de Tom Hanks sur les lieux, tenu dans le même espace circulaire que la respiration d'un vélociraptor. Plus loin, DiCaprio contemple l'intérieur d'une maison où évolue sa nouvelle famille, faisant connaissance avec une demi-soeur dont il ignorait jusqu'à l'existence avant de croiser son regard par une fenêtre glacée. Un cocon aussi inaccessible que celui formé par les précogs de Minority Report, dont Spielberg prenait congé sur un travelling arrière numériquement assisté pour traverser un carreau. Les exemples abondent, mais il a fallu attendre Les Aventures de Tintin pour que l'obsession devienne argument, Steven profitant de la performance capture pour exploiter les vitres, miroirs, flaques d'eau et autres bouteilles afin de fluidifier ses changements de décors et de tonalité. On pourrait craindre un appel un peu facile à la sur-analyse, or cette figure de style était présente dès le téléfilm Duel, où l'espace scénique s'y découpait selon une poignée de rétroviseurs.
Puisqu'il s'agit de conter l'histoire d'un faussaire, Spielberg commande à son chef op' Janusz Kaminski l'équivalent lumineux des éclairages blafards, grisonnants, de Minority Report. Ici, le soleil est assez radieux pour irriguer un trottoir au point de le rendre aveuglant, l'effet soulignant la silhouette d'un héros, Frank Abagnle Jr., en train de parader sous l'oeil des passantes. Après tout, le film débutant par un talk-show où trois Frank (dont deux imposteurs) viennent se confier, à quoi bon jouer la véracité ? Ce biopic-là sera ivre de jeunesse et d'illusions. Festin millimétré dont le scénario plonge au mitan des 30 Glorieuses, l'histoire de Frank Abagnale Jr. devenait en 2003 un modèle de course-poursuite qui allégea même le tempérament de John Williams, dont la bande originale entre en osmose avec un générique à la Jacques Tati. Tout Arrête-moi si tu peux vibre de cette liberté retrouvée, de cette constance sémantique qui exalte le faux pour parler vrai, portrait d'un anonyme devenu figure mythologique : celle du voleur séduisant, du cambrioleur sans violence, dont la facilité à berner son monde en est irrésistible à force d'irrévérence.
Dans ces conditions, les notions de reflet et d'image habitent jusqu'au moindre photogramme du long-métrage. La tagline, frappée au coin du bon sens, annonce "l'histoire vraie d'un véritable imposteur". Film réjouissant de bout en bout, ce Spielberg-là jongle en permanence avec les clichés qu'il véhicule. Il faut voir avec quelle insolence il présente les conquêtes féminines de son héros, authentiques cruches immédiatement craquantes par le jeu de séduction qu'elles déclenchent malgré elles. Le sommet du procédé est atteint lorsqu'Amy Adams, ici en infirmière rabrouée par son boss, fait fondre le coeur de Frank quand elle explique les conditions de son avortement. Soit l'exact inverse du rapport dominant/dominé qu'entretient Léo avec Jennifer Garner, le temps d'une nuit tarifée où l'ex mannequin impose son prix. Des images, des vignettes filtrées par un point de vue adolescent, génie précoce qui aura croqué la vie avec une audace suicidaire. Là encore, seule Amy Adams y échappera, l'occasion pour Spielberg de confronter son héros à ce qu'il n'a cessé de fuir dès son point de départ : le cocon familial, les liens qu'il scelle, et les responsabilités qu'il amène. Et face à un futur beau-père, le mensonge ne tient pas, même le temps d'une soirée.
Le public sachant par avance qu'il assiste à une histoire rocambolesque, Spielberg surpasse ici tous les talents d'illusionniste qu'on lui connaît. Vous êtes sortis charmés par la scène du Drive-in de Sugarland Express, où le couple en cavale prenait une pause devant Bip Bip et Coyote ? Ici, on balaye toute une salle de cinéma pour atterrir sur le visage de Frank découvrant les premiers James Bond, et on enchaîne sur le héros parti se payer un costume identique à celui de Sean C. puis au volant de son Aston-Martin, thème musical à l'appui. Vous êtes encore traumatisés par le cache-cache en cuisine de Jurassic Park, où la respiration, les griffes et les yeux des raptors imposaient le silence ? Les flingues du FBI succèdent ici aux dinosaures, Spielberg plaçant sa caméra sous la ceinture pour suivre les armes à chaque nouvelle entrée au sein des demeures de Frank, dans un pur geste métonymique. Les astuces pour planquer E.T. aux parents vous ont émerveillé ? Spielberg s'organise une première rencontre impayable entre DiCaprio et Hanks, où le premier parvient à s'enfuir à coup de bluff, le tout chorégraphié sur un tempo inouï...
La présence d'un élément "perturbateur" pour découper un cadre est un moyen efficace de donner à telle scène un rythme particulier : on pense aux personnages en amorce de plan chez Wong Kar Wai, l'épaule de l'un surplombant successivement le visage de l'autre, à la longue confession finale de Paris,Texas avec parloir intégré, ou encore (ne riez pas) au fameux travelling circulaire en contre-plongée, le tout au ralenti, dont use Michael Bay pour statufier ses héros burnés alors que défile le décor à l'arrière-plan. La variété de trouvailles présentes dans Arrête-moi si tu peux est une mine d'or pour l'oeil, averti comme profane : pour simplement montrer son héros franchir une porte, Spielberg s'y autorise trois gros plans (pancarte nominative, porte qui s'ouvre, visage de DiCaprio), et les entrecoupe de mouvements ultra-vifs, au mépris total de tout académisme. Et lorsqu'arrive le point final de l'aventure, où Hanks domine cette fois le face à face dialogué, Spielberg place judicieusement un cadre incliné en diagonale dont chaque silhouette occupe une extrémité. La liste est longue, et il faudrait sincèrement un annuaire pour préciser l'accomplissement que représente Arrête-moi si tu peux en termes rythmiques.
D'ailleurs, quand il s'agit de troquer la célérité du héros-escroc contre une bureaucratie trop symétrique, Spielberg s'en va piocher chez le Billy Wilder de La Garçonnière la frénésie administrative de bureaux parfaitement alignés, qu'il survole de travellings au plafond ou qu'il explore à ras du sol, suivant les pas de personnages empressés. Une leçon de mise en scène hallucinante, l'avalanche de décors typés 60's inspirant à l'ami Steven une modernité de tous les instants. Et s'il devait terminer son Tintin sur un gros plan malicieux de l'oeil de Milou, c'est un zoom lent sur le regard paniqué de DiCaprio qui lancera l'aventure. Rien d'autre qu'une simple fugue, transformée par la force des choses en échappée merveilleuse. Conscient qu'Abagnale a davantage vécu dans ses jeunes années que d'autres en une vie, Spielberg lui rappelle, toujours avec grâce, que les responsabilités vous rattrapent un jour ou l'autre. C'est ainsi qu'il cisèle la plus émouvante relation père-fils de toute sa carrière, escales dialoguées où DiCaprio retrouve un Christpher Walken de plus en plus affaibli par ses dettes envers l'Etat. Le coeur du film autant que sa raison d'être, et un contraste idéal au bonheur qu'occasionne la vision de ce film exceptionnel...
Léger et grave, d'une maîtrise irréelle, transcendé par un casting merveilleux et visible à l'infini. C'est si limpide que cela paraît facile à faire et à refaire. C'est un génie de la mise en scène racontant la vie d'un autre génie de la mise en scène. C'est Arrête-moi si tu peux, le chef-d'oeuvre de Steven Spielberg.