D'une gentillesse presque naïve Arrête-moi si tu peux est néanmoins d'une profondeur remarquable. Il est possible d'en tirer nombre de détails faisant du personnage principal incarné par Léonardo DiCaprio un individu à la fois bien construit et tout à fait passionnant.

Je reviens brièvement sur la qualification de « gentillesse presque naïve ». Il est difficile d'accorder des points de réalisme sur la manière dont le FBI est présenté : une agence tout à fait commune, maladroite et relativement laxiste. On est loin de l'image - plus réaliste cette fois - présentée dans « J. Edgar Hoover » où.. curieusement, DiCaprio interprétera un rôle phare aux antipodes de celui de « Catch me if you can ».
Peut-être est-ce une question de contexte, d'époque dirais-je. C'est la raison pour laquelle je ne m’appesantirai pas sur celle-ci, car je n'y ai pas de connaissance.

Il paraît que le film est inspiré d'une histoire vraie, probablement édulcorée dans le long métrage, mais j'avoue que dans ma manière d'appréhender un film et de le critiquer, je m'en fiche royalement.

Ceci étant dit, il est possible de passer au personnage fascinant de Frank. Le binôme formé avec son père peut, de loin, faire écho à celui de Mozart et le sien. Sans pour autant pousser la comparaison à l'extrême, il est possible de relever deux similitudes : la compétence et l'encouragement.

Initialement, le père de Frank possède déjà les compétences du « bluff » (mot employé à plusieurs reprises dans certaines situations de la version originale du film). Le coup des rayures des Yankees, les diverses stratégies d'apparence, de psychologie inversée donc globalement de manipulation, sont au final héritées de Frank. Il est possible de retrouver ici le triple processus (réel) de socialisation d'imitation (Frank fait comme Frank), d'interaction (raconte l'histoire des grenouilles, des Yankees), l'injonction (Frank dit à Frank quoi faire dans la situation du faux chauffeur). Il est rare de voir cela dans un film. Maintenant, peut-être est-ce explicable par l'« inspiration de faits réels ».

L'encouragement se distingue à plusieurs reprises et l'on peut parfois l'assimiler là encore à des socialisations : 1° d'interaction, à l'instar des séquences de grande complicité et de rire, comme après l'usurpation du poste d'enseignante remplaçante ; 2° d'injonction, symbolisée par la séquence du bar où Frank senior déclare « Tu ne peux pas t'arrêter. ». Dernier fait, ce qui peut être la maxime du film « Toujours plus loin », faisant guise là aussi d'encouragement au point d'en devenir même un leitmotiv, un « motto » pour utiliser le terme anglo-saxon.

Ainsi, comme Mozart a hérité des compétences de son père qui lui a enseigné à jouer mais aussi et surtout à vire la musique, Frank Junior est devenu un virtuose de l'escroquerie et des tours de passe-passe sociaux basés sur la crédulité des gens en devenant meilleur que son père. Pour Mozart comme pour Frank Jr. ce qui a été appris par leur père semblait pour eux comme « allant-de-soi », un axiome très important que l'on retrouve dans des théories sociologiques de l'habitus de Bourdieu, ou celle de Norbert Elias (qui a justement écrit sur Mozart !).

Le profil psychosociologique de Frank Junior est à son tour très intéressant. La rupture de ses parents semble de toute évidence être le déclencheur de tout le basculement. Un déclencheur assez ordinaire. Au cours du film, on se rend compte que, malgré les quantités colossales qu'il escroque, l'argent ne demeure à ses yeux ni une fin en soi, ni un moyen d'accéder à une quelconque réussite sociale. L'argent est la solution permettant de résoudre le naufrage de sa famille, du divorce, vraisemblablement présenté comme causé par l'instabilité financière de Frank senior. « Mauvaise pioche » comme le dira la pin-up de l'épisode « James Bond » du film. On comprend donc que Junior est dans un grave état de déni de la réalité et espère naïvement que ses parents se remettent ensemble, voilà la fin réelle visée par cette course effrénée.

Contrairement aux génies de cet acabit, trouvables dans nombre d'autres films, le jonglage entre intelligence, pari, bluff, chance et malchance est mené à la perfection. Frank est intelligent, mais il commet aussi des erreurs ; de lourdes erreurs (personnage de flash, retour prévisible en France). Ceci humanise entièrement le personnage, loin des génies « all-inclusive » dotés d'un savoir omniscient et d'une perfection ennuyeuse à souhaits. Les paris qu'il opère s'avèrent parfois gagnants, parfois perdants et il en va de même pour les bluffs. Pour ce qu'il en est de la chance et de la malchance, je pense ici aux diverses réactions inattendues et imprévisibles qui parfois le mettent mal, d'autre fois tournent à son avantage (la question du chien, l'arrivée du FBI dans sa chambre, etc.). La notion de hasard et d'imprévu est rondement bien élaborée et d'un réalisme flirtant avec la perfection car malgré des chances fumeuses, Frank essuie également des sueurs glaciales.

J'ignore du coup si ceci peut être félicité, car cette fine construction provient potentiellement de la reconstitution de ces faits réels. À moins que Spielberg ne soit parti d'un fil grossier « escroc de banque poursuivit par le FBI dans le monde entier et qui finit par [la toute fin du film] » et se soit permis une libre création scénaristique.

Une dernière possibilité d'analyse, la plus folle du film, est celle de la socialisation anticipatrice qui consiste, pour vulgariser la chose, à s'intégrer à un groupe social distinct, possédant des codes, règles, obligations, pratiques, différents de ceux que l'individu concerné possède. En général, le processus est plutôt long. Ici, Frank met en oeuvre plusieurs techniques d'une grande multiplicité permettant de prendre connaissance de tous les paramètres de ce qui ressemble à un « champ » (Bourdieu). Le champ des pilotes, le champ des urgences, le champ du droit, etc. Les capacités d'observation conduisant à l'adaptation sont souvent présentées comme une définition possible de l'intelligence. Elle est ici assez exagérée mais pourrait exprimer, d'une certaine manière, une prise de position acerbe de la part du réalisateur vis-à-vis de l'apprentissage ultra-théorique du pilotage, de la médecine et du droit (réputés longs et fastidieux, surtout pour les deux premiers). Mais nous restons néanmoins dans un film où il est facile de faire ellipse sur les périodes où Frank est confronté à ses domaines d'incompétence (drôle de formulation) bien que cela arrive quelques fois.
Alexis_Bohn
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le 8 janv. 2014

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Alexis Bohn

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