Nous avons quitté Samuel Benchetrit sur des images lourdes et éprouvantes. C’est l’histoire terrible d’un couple qui va vivre les derniers instants de leur vie commune dans une hystérie à laquelle le metteur en scène ne nous a pas forcément habituée. Ce film difficile, Un voyage, n’a pas vraiment rencontré son public. Ce qui n’est pas le cas de ce nouvel opus, Asphalte qui, dès la première semaine, bénéficie d’un bouche à oreille plutôt favorable.
Bien qu’assez éloigné de ses Chroniques de l’asphalte, qu’il a commencé à publier il y a une dizaine d’années, Asphalte repose en filigrane sur cette même banlieue qui a structuré son enfance, une banlieue triste et sidérée d’ennui. Tirant parti d’un format carré en 1:33 pour accentuer le côté solitaire de ses protagonistes, le cinéaste nous montre pourtant en ouverture de son film cette banlieue, ce décor gris bleuté, quasi-lunaire, avec au premier plan cet immeuble en cours de désossement, vide de toute vie.
Une seule scène montre qu’il y a une vie communautaire dans cette cité, celle où les occupants d’un immeuble délaissé par le bailleur se réunissent et décident de payer de leur propre poche la réfection de l’ascenseur. La scène, tout au début du film, est très drôle mais déprimante, tant par cette assemblée couleur zombie massée derrière celui qui semble encore avoir suffisamment de peps pour diriger une telle entreprise, que par la neurasthénie de Sternkowitz (Gustave Kervern), le locataire du premier étage qui ne veut pas participer à une dépense qui ne le concerne pas. Autrement, les six personnages principaux de cette histoire sont chacun coincés dans une partie de cet immeuble, des personnages seuls et isolés que le cinéaste va rassembler dans des tandems touchants et improbables.
Dans cette œuvre, comme déjà dans J’ai toujours rêvé d’être un gangster, Samuel Benchetrit opte pour une comédie noire. Pas grinçante, mais triste, mélancolique. Les trois histoires, montées en parallèle, contiennent suffisamment d’absurde et de décalage, certains diraient de poésie, pour donner cette veine comique à quelque chose de pourtant profondément triste. La rencontre entre Madame Hamida (Tassadit Mandi) et ce jeune astronaute américain John McKenzie (Michael Pitt) tombé du ciel est à la fois malicieuse et mélancolique, dans ce qu’elle raconte en creux de la souffrance de cette mère privée de son fils, voire d’un fils idéal.
La rencontre entre Sternkowitz et l’infirmière de nuit (Valeria Bruni Tedeschi) est drôle de manière presque keatonienne avec le running gag de l’ascenseur, drôle et pourtant désespérée, que les prises de vue nocturnes associent à des instants volés.
La rencontre entre le jeune Charly (époustouflant Jules Benchetrit) et la star déchue Jeanne Meyer (Isabelle Huppert), enfin, est drôle est impertinente, mais aussi émouvante : la relation amicale qui se noue entre ces deux personnages se double d’un lien maternel que l’on retrouve d’ailleurs comme leitmotiv dans les trois histoires (Charly et sa mère absente, Madame Hamida et son fils en prison, Sternkowitz et sa mère défunte)…
Ces rencontres sont lumineuses et simples, même si le réalisateur sème des petits cailloux de réflexion sur la relation avec l’image (le long métrage de Claude Goretta, la Dentellière, avec Isabelle Huppert très jeune, rebaptisé en « femme sans bras » dans le film, permettant à Benchetrit Samuel de passer le flambeau de la cinéphilie à Benchetrit Jules ; le soap opéra Amour, gloire et beauté comme dérivatif à l’ennui de Madame Hamida, et comme langage commun avec son hôte d’un jour ; l’affiche de Die hard avec sa tour en flammes épinglée sur un mur et offerte à la vue de l’américain…)
Asphalte, tout comme les Chroniques de Samuel Benchetrit, est un ensemble de courts métrages, d’histoires indépendantes, qui arrivent pourtant à faire sens. Au point que l’artifice du son étrange qui traverse la cité, que tous les protagonistes entendent et interprètent à leur guise, est inutile et pour tout dire un peu vain. L’ambiance que les trois parties dégagent se suffit à elle-même pour faire tenir l’ensemble en un tout cohérent. Des histoires qui s’apparentent à des fables métaphoriques, que la banlieue du cinéaste tire pourtant vers un réalisme indéniable.
Mais surtout, le cinéaste doit beaucoup à ses acteurs, très convaincants dans ces rôles casse-gueule dont l’écueil principal est le risque d’épanchements lacrymaux. Mais Isabelle Huppert nous émeut encore et toujours dans son rôle d’ancienne gloire du cinéma, tant son jeu est parfait sans jamais relever de l’automatisme. Gustave Kervern excelle dans ce rôle du dépressif auquel il s’est déjà frotté dans le film Dans la cour de Pierre Salvadori. Valeria Bruni Tedeschi retrouve une sobriété de jeu intense qu’elle a eu tendance à oublier ces derniers temps, un jeu tout en murmures, tout en douceur, une sensibilité comme dans Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa. Mais la révélation du film est sans conteste le jeune Jules Benchetrit, fils du réalisateur, d’une maturité étonnante pour un quasi-débutant, proposant un jeu fluide et décomplexé agréable à suivre. Un enfant de la balle qui a déjà beaucoup compris du métier.
Artiste touche-à-tout, Samuel Benchetrit assoit définitivement sa stature de cinéaste avec ce film modeste qui pourtant porte des images qui vont nous rester longtemps en mémoire.