La thématique du poète pauvre fidèle à son art mais rejeté par la société me fait spontanément et nécessairement penser à des personnages qu'on retrouve dans le cinéma de Satyajit Ray (à l'instar de l'ancien maharajah dans Le Salon de musique), le rapprochement étant un peu guidé, pour ne pas dire forcé, par ma large méconnaissance du cinéma indien. La comparaison me paraît malgré tout valable au-delà de cette seule histoire, à travers le rythme relativement lent de la narration, la mélancolie très forte qui infuse sur toute la durée, et ce noir et blanc qui alimente une esthétique si particulière avec les vêtements indiens et les lieux afférents. La grande différence, cela étant dit, se situe dans la présence de nombreux numéros de chant ici.
Et c'est là mon principal problème : j'ai beaucoup de mal avec ces passages chantés, et ils sont très nombreux, dans la tradition bollywoodienne — dont je ne connais pas grand-chose non plus, et dont je ne peux donc pas percevoir la variation / altération dans Pyaasa, s'il y en avait. C'est très préjudiciable à l'ensemble car au creux de ces séquences-là passent beaucoup de messages et de descriptions, avec des passages plus oniriques et d'autres plus ouvertement tristes. Je sens que je suis coupé d'une part non-négligeable du contenu et de l'affliction du poète Vijay (interprété par Guru Dutt lui-même) et de sa relation avec une prostituée et une amie d'enfance.
Dommage, car il y a beaucoup de particularités idiosyncratiques, en lien avec la production locale de poésie et l'édition (on parle même de rachat de papier pour l'industrie). Le mélodrame conserve malgré tout une bonne partie de son charme dans l'attrait de la prostituée pour les textes d'un poète incompris jusqu'alors, qui se sera battu en vain toute sa vie pour la reconnaissance. Les passages comiques portés par l'acteur Johnny Walker (nom véridique) ne sont pas du meilleur effet à mon goût, au même titre que les références crypto-christiques, mais le final à partir de l'anniversaire de la mort prétendue du poète (il avait donné sa veste à un sans-abri) délivre tout son potentiel dramatique vigoureusement. Il peut enfin crier son dégoût du monde, de l'hypocrisie et de la domination de l'argent. Très beau film sur la cruauté du monde envers les artistes intègres.
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