Et de onze pour Wes Anderson.
Moins de deux ans après son French Dispatch, le revoilà déjà sur les grands écrans, et avec lui cet étrange sentiment qui commence à gagner de plus en plus de ses adorateurs : l'impression qu'une limite a été franchie.
...Car voilà, désormais le bon Wes a passé le cap des dix – entendre par là le cap des dix longs-métrages réalisés – et franchement, ça se sent.
Parce qu'il se trouve que Wes Anderson est de ces auteurs dont la patte est reconnaissable entre mille. Ça ne peut pas se louper. À force d'enchainer les films, il a fini par développer sa propre touche – sa propre grammaire – et cela sur tellement de secteurs de production que ses œuvres en deviennent identifiables en à peine quelques secondes.
Dans sa manière de concevoir ses décors, de les mettre en lumière, de les cadrer, de composer ses scènes, d'en écrire les dialogues, de diriger les acteurs, de penser l'habillage musical, de jouer des genres et des techniques diverses : Wes Anderson a imprimé sa marque.
C'en est à un point où on serait presque en droit de considérer que son cinéma constituerait à lui seul un genre à part entière.
...Et c'est bien là que le bât blesse avec cet onzième long-métrage : Asteroid City.
J'ai beau y être allé en pleine connaissance de cause que ça m'a malgré tout très vite posé probleme.
Pourtant on ne pourra pas dire que, pour son onzième film, le bon Wes nous ait fait ici les choses à la légère. Absolument TOUT est occasion à tenter quelque chose, à réfléchir une démarche d'esthète, ou à imaginer un détail absurde ou un habile contrepied.
Rien n'est laissé au hasard. Tout y est méticuleux. On sent une fois de plus un auteur qui se régale de son art, ce qui n'en rend la pilule que plus amère à avaler.
Parce que oui, tout a beau être malin, réfléchi et – d'une certaine manière – original dans la mesure où finalement, même dans la propre filmographie de Wes Anderson on n'a jamais vu ça, que malgré tout l'illusion ne prend pas. L'illusion ne peut pas prendre.
Car même s'il est vrai que, jusqu'alors, on n'avait jamais vu chez Wes Anderson cet univers très Nuke town des années 50, que malgré tout on était plus que familiarisé avec ces cabanes et ces tentes, ces trains miniatures et ces décors en carton-pâte.
De même, il est tout aussi vrai qu'on n'avait encore jamais eu droit à des personnages de scientifiques et de photographes de guerre dans la vaste filmo de l'auteur new-yorkais, mais a contrario on n'a plus rien à découvrir de ses personnages d'enfants timides aux passions atypiques, d'adultes irresponsables et perdus, ou bien de ses figures d'autorité jamais capables de tenir leur rang.
Quant à cette construction de l'intrigue sur deux niveaux diégetiques, certes je crois qu'on n'avait jamais eu ça chez Wes Anderson, mais ce n'est pas non plus comme si on n'était pas habitué à ces découpages en scènes nommément désignées, commentées par un personnage orateur et jouant sur des formats et des formes variées pour créer de la diversité formelle...
En fait c'est nouveau sans l'être. C'est singulier mais selon les mêmes codes de singularité des Anderson précédents.
Les ficelles sont tellement identifiées qu'on ne voit qu'elles.
Dans Moonrise Kingdom ou Grand Budapest Hôtel je voyageais dans cet univers enfantin et burlesque. Là, dans cet Asteroid City je vois les acteurs favoris de Wes Anderson déclamer à l'écran des textes écrits pas Wes Anderson pendant que je n'ai aucun mal à imaginer le même Wes Anderson derrière sa caméra.
Jamais je ne suis rentré dedans. Du début à la fin je n'ai vu que des gimmicks, des fétiches, du factice.
Dès lors une question se pose : si les dix précédents films de l'auteur n'existaient pas, considererait-on cet Asteroid City comme une pièce maîtresse de l'auteur ; comme un chef d'oeuvre ?
Personnellement je n'en suis même pas sûr. Difficile de voir dans cet onzième long-métrage une véritable dynamique d'ensemble, voire même de trame globale comme ça pouvait être le cas dans les précédents films d'Anderson.
Non, ici comme dans The French Dispatch on est davantage dans un ensemble de saynètes décousues faisant cohabiter des îlots d'acteurs et d'intrigues les uns à côté des autres, sans vraiment parvenir à les faire interagir ni même d'ailleurs à les faire évoluer ensemble.
Tout ce qui est dit et montré semble relever à chaque fois de l'anecdotique.
Tout ça tiendrait plus d'un banal film à sketchs lui-même fragmenté par une approche presque exclusivement burlesque de son récit.
C'est triste à dire, mais on navigue clairement ici dans une forme d'autocaricature presque grotesque.
De toute façon un tel postulat – imaginer un film sans considérer ses prédécesseurs – n'a au fond que peu de sens. A moins d'avoir fait l'impasse sur tous les films de l'auteur, on ne peut pas faire comme si les films débarquaient comme ça, sans contexte.
Nous mêmes, en tant que spectateurs, nous nous appuyons sur notre propre expérience du cinéma, sur cette sensibilité que nous avons cessé d'aiguiser, pour apprécier les films dans toute leur richesse.
Et de la même manière que les premiers films de Wes Anderson nous ont préparés et aidés à apprécier encore davantage ses œuvres les plus jusqu'au-boutistes qu'en contrepartie on est bien obligé de considérer que le cinéma de Wes Anderson en est arrivé à un point où il se parodie désormais lui-même.
Comme quoi elle n'est pas si anodine que ça cette limite posée par le cap des dix...
...Et pour la petite histoire – pour celles et ceux qui ne le sauraient pas – ce cinéaste qui a déclaré qu'il ne dépasserait pas le cap des dix réalisations, c'est...
Quentin Tarantino.
Le bonhomme en est déjà à neuf longs-métrages et, quand on lui pose encore maintenant la question, il n'en démord pas : ce sera dix et pas un de plus.
Eh bah moi j'ai envie de dire : « chapeau l'artiste.»
« Chapeau » parce que, dans l'ensemble, c'est un constat que j'ai tendance à tirer aussi : même parmi mes vaches sacrées, passé le cap des dix, je trouve que tout cinéaste finit par plus ou moins tourner en rond, se perdre en chemin, voire devenir une caricature de lui-même.
Et au fond c'est normal : le cinéma, comme tous les arts, relève d'un parcours de vie, d'un cheminement personnel via les techniques, et à un moment donné, je comprends pleinement qu'un auteur ne parvienne plus à faire autre chose que ce qu'il a passé des décennies à peaufiner.
Quand je regarde aujourd'hui le cinéma de Wes Anderson, c'est triste à dire, mais je vois un auteur qui est déjà arrivé au bout de son cheminement depuis deux films déjà.
Alors oui, ça reste beau, travaillé et sûrement qu'encore aujourd'hui l'auteur s'amuse beaucoup à convoquer ses copains pour jouer avec ses maquettes.
Et si pour ma part je me garderais bien de vouloir empêcher un artiste de continuer à s'éclater en exerçant son art, d'un autre côté j'entends bien me préserver à l'avenir de ce triste spectacle qu'est un auteur bien aimé en train de choir...