Attenberg par cinematraque
Lorsque Cinématraque organise une séquence sur les teen movies, me revient en mémoire la froideur radicale d’Attenberg d’Athina Rachel Tsangari. S’il lorgne plus sur les films de Godard et Eustache que sur la production américaine du genre, Attenberg s’adresse bien à l’adolescence, cette période tampon entre la seconde époque de l’enfance et l’âge adulte qui accueille son héroïne (des)incarnée, Marina.
Le film s’ouvre sur un baiser entre deux jeunes femmes d’à peine plus de vingt ans, dont l’une déclare que « ce truc qui bouge comme une limace dans sa bouche » est dégoûtant. Il ne laisse aucune place à une sensualité normée. Celle des adolescents se doit trop souvent d’être hors de contrôle, débordante et communicative. Leurs corps malhabiles portent la gloire de la jeunesse, de la santé, du désir qui les consument et qu’ils inspirent à tous. Si Marina n’a pas de relation charnelle comme « tous les garçons et les filles de son âge », c’est parce qu’elle juge les êtres humains étranges et détestables. Tout au long du film, la sensualité est abstraite, inventée, fortuite. Le corps est soumis à la question, métamorphosé par le mouvement, dé-sexualisé. La maladie, la mort, le dégoût, la transformation : tout est corporel, mais d’une animalité clinique. Quand Marina demande à son père s’il lui arrive de l’imaginer nue, question prétexte au récit dans son ensemble, l’inceste est loin : il s’agit de connaître plutôt que de fantasmer.
Comme le moi en construction des presque adultes, Attenberg est un film-collage, un patchwork qui emprunte autant au drame qu’à la comédie, au sublime façon Pina Bausch qu’à l’absurde poétique des Silly Walks chères aux Monty Python. Une révérence au burlesque, dans ses aspects les plus précieux : l’inquiétante étrangeté du réel, ses accidents, les contorsions qu’il faut exécuter pour y tenir en équilibre. Les pas de deux se succèdent et laissent entendre à qui prête l’oreille que, pour faire face, et appartenir au monde, c’est à deux minimum que cela se joue, aussi ténu ou foutraque soit le lien. Du baiser d’ouverture aux marches sur place communes, les jeunes femmes se différencient sans cesse. Marina, interprétée par la comédienne Ariane Labed, parle, questionne et vit hors de ses sensations, tandis que son amie Bella, la danseuse et chorégraphe Evangelina Randou, accède au savoir du corps – à la fantaisie de l’imagination physique, à l’image d’un arbre à pénis – et peine à parler.
Athina Rachel Tsangari filme des corps en perpétuelle destinerrance, dans un pays en crise, une époque à l’horizon terne, une ville côtière absolument quelconque. Jacques Derrida a décidé un jour ce mot fort utile, qui dit la capacité de l’errance à mener quelque part, à accéder au rivage. Marina va de rituel initiatique en rituel initiatique, tandis que son père meurt lentement. Avec son amie Bella, elle danse, mime toutes sortes de marches, apprend à tenir debout, à avancer, à habiter l’espace du dehors. Ce voyage archaïque lui permet rien moins que d’acquérir la certitude d’exister pour de bon.
En adolescente fan de Suicide, Marina secoue énergétiquement son deuil sur Be Bop Kid, rappelant astucieusement que l’adolescence a tout à voir avec l’enfance. Comme le montrent littéralement les saynètes qui composent le film. Grâce à un sens du cadre bluffant et à une mise en scène d’une précision autistique (chaque élément du récit trouve sa traduction formelle), l’ensemble des petites actions forme un tout saisissant. Cela va tellement loin que l’écriture filmique se détend, se relâche, lorsque son héroïne y parvient. Pendant la promotion, Athina Rachel Tsangari a défini ce second film comme un « abstract body art movie ». Peut-être bien : Marina et Bella expérimentent les possibilités de leurs corps et se métamorphosent dans un espace créé par leurs mouvements. Attenberg est un récit initiatique déjanté et légèrement anxiogène, un hymne à l’adolescence qui pousse à se rendre, sans que l’on ne sache très bien à qui ou à quoi.