Chaque fois que je regarde "Au bonheur des dames", film d'André Cayatte que j'apprécie pour plusieurs raisons que je détaillerai, je me dis qu'il faudra bien qu'un jour je me décide à lire le roman éponyme de Zola dont est inspiré le film.
En plus, ce film de Cayatte est le remake d'un film plus ancien de Julien Duvivier (1930) que je ne connais pas non plus. Autant dire que cette critique ne concernera que le film de Cayatte que je ne pourrais pas mettre en perspective par rapport au roman ou au film d'origine.
J'apprécie le film de Cayatte pour la modernité du propos. Le scénario traite de l'irrésistible succès des grands magasins parisiens qui accompagnent les transformations haussmanniennes du Paris du Second Empire puis de la Troisième République. Bien qu'aucun nom ne soit cité, je pense qu'il y est question des grands magasins du type Boucicaut. Mais là, dans ce film, il y a d'un côté l'ascension d'Octave Mouret et de son grand magasin "Au bonheur des dames" et la ruine du vieux commerce symbolisé par Boudu et son magasin de tissus "le vieil Elbeuf". Déjà, rien qu'avec le nom des enseignes, la messe est dite. D'un côté, l'attractivité des vêtements tout faits ou des accessoires, au plaisir immédiat du consommateur dans un magasin clair et moderne. De l'autre, l'échoppe merdique où tout respire le vieux et la poussière. Dans cette dernière, on achète le tissu et il reste à confectionner le vêtement. Bien sûr, on fait dans la qualité ! Mais où est le plaisir de profiter immédiatement de son achat ?
Le propos est moderne car, il me semble, qu'on ne fait pas mieux aujourd'hui en termes de stratégie commerciale : la satisfaction (apparente) du client qui a toujours raison face au vendeur qui a toujours tort, les challenges entre vendeurs, les rayons régulièrement modifiés pour que le client soit obligé de papillonner dans le magasin et acheter ce dont il n'a pas besoin, les périodes de morte saison après les fêtes où le magasin propose (impose !) des rayons de "blanc", etc etc…
Ça, c'est pour le côté face car le côté pile est moins rose : le personnel (les vendeuses …) du grand magasin a un degré de liberté voisin de zéro, est soumis aux caprices (droit de cuissage) du patron, … et est étroitement surveillé. "Premier avertissement et le dernier" est le maître mot du RH. Ensuite on est viré sans ménagement.
Le côté pile, c'est aussi la fuite en avant qui est encore une des règles du commerce en grande surface aujourd'hui. En exagérant mon propos, le chiffre d'affaires du jour J sert à payer les dettes du jour J-1. Le bénéfice ne se conçoit que sur le grand nombre des ventes, établi avec une marge dont l'ajustement ne dépend que de la concurrence. C'est, bien sûr, une vision un peu caricaturale mais, finalement, on n'a vraiment rien inventé aujourd'hui dans le domaine. Face à cette gestion, évidemment, le petit commerce (indépendant) dont le catalogue est forcément limité sans possibilités de compenser une mévente par une autre vente, n'a pas les moyens de rivaliser. On le voit très bien dans le film où on voit un fournisseur refuser de baisser ses prix au simple motif des trop faibles quantités achetées par le commerçant.
En plus, Cayatte a choisi un casting qui lui permet d'enfoncer le clou. Le vieux commerçant Baudu est interprété par un Michel Simon, pas beau et bougon, révolté et outré, drapé dans sa dignité d'honnête homme face au grand magasin qu'il considère être un lupanar en puissance dans lequel les clientes vont se perdre, corps et âme.
Le jeune patron du grand magasin, dynamique et beau, Octave Mouret, est interprété par un Albert Préjean dont l'entregent certain et la puissance de séduction n'ont d'égal que son cynisme face aux femmes clientes ou à son personnel féminin.
Le rôle du RH, cauteleux à souhait, est interprété par un très bon Jean Tissier qui s'amuse de son dérisoire pouvoir.
Deux actrices se distinguent. Blanchette Brunoy dans le rôle de la nièce du vieux Michel Simon, qui se fait embaucher "au bonheur des dames" et qui n'a pas froid aux yeux. Les manigances d'Albert Préjean, elle les voit venir et en joue. Suzy Prim joue le rôle d'une femme riche, presqu'aussi cynique que le personnage de Préjean, dans son art de prêter de l'argent à tempérament, en payant un peu de sa personne pour faire avaler les couleuvres. Dont on sait bien que plus grosses sont-elles, meilleures elles sont. Parait-il.
Dernier point : ce film a été tourné en 1943 sous le contrôle de la Continental. Et je n'arrive pas à me faire une opinion sur le message divulgué dans le film (s'il y a message).
Spoiler : La fin du film se termine de façon très morale et caustique puisque le patron du grand magasin devient très paternaliste. Est-ce un message appuyé à la politique pétainiste de l'époque ? Ou, au contraire, l'action se passant au XIXème siècle, se terminant bien pour les grands magasins et très mal pour le petit commerce, est-ce une critique en creux du moralisme et du paternalisme pétainiste ?
Quoiqu'il en soit, je trouve ce film très moderne et même jubilatoire dans son cynisme et dans son interprétation.
De surcroît, il est techniquement remarquablement remastérisé que ce soit l'image ou le son