"On prend sur soi."
Il y a au départ la petite histoire qui donne son origine cocasse au film : la rencontre, tumultueuse pour le moins, de François Ruffin avec Sarah Saldmann, chroniqueuse sans grande finesse du...
le 2 oct. 2024
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Ruffin nous avait habitués à une certaine qualité dans ses documentaires donnant la parole aux travailleurs tout en piégeant la bourgeoisie. Alors lorsque j’ai appris la sortie de ce nouveau métrage co-réalisé avec Gilles Perret, j’étais plutôt intrigué. Bien sûr, j’ai pu lire ici ou là des craintes sur la démarche de proposer un film avec Sarah Saldmann en vedette, mais je n’osais imaginer, connaissant le talent artistique de Ruffin et de Gilles Perret, qu’ils se limiteraient à la faire travailler et à la rendre sympathique à l’écran. J’aurais dû être plus méfiant.
Bien sûr, le documentaire n’est pas dénué de nuances. Ruffin est conscient des risques, et il devient rapidement clair que Saldmann n’est qu’un prétexte pour aborder la précarité du monde du travail. Si elle est omniprésente durant la première partie, son rôle s'estompe progressivement jusqu'à ce qu'on nous apprenne, en fin de film, qu'elle a été révoquée suite à ses prises de position publiques sur Gaza.
Le film propose quelques séquences puissantes, particulièrement lorsqu'il donne la parole aux travailleurs qui évoquent leurs vies chaotiques et leurs corps abîmés. Certains moments d’émotion sont particulièrement bien capturés et nous avons même droit à des larmes. En parallèle, on assiste à des scènes où Saldmann est confrontée à la réalité des personnes qu’elle méprise ouvertement. Elle se retrouve souvent incapable de répondre aux récits bouleversants de ces vies difficiles. Cette mise en scène d’une vengeance cathartique pour la classe ouvrière face à une bourgeoise condescendante est, il faut l’admettre, plutôt satisfaisante. Cela dit, les documentaires traitant de la précarité et du monde du travail ne manquent pas. Celui-ci, bien que de bonne facture et bénéficiant du nom de Ruffin, apporte peu de nouveauté.
Par ailleurs, le propos du film me pose plusieurs problèmes.
Le premier tient à la présence même de Saldmann. J’espérais que Ruffin saurait éviter le piège de trop la mettre en avant, mais il n’y parvient qu’à moitié.La première partie du documentaire s’apparente à une visite guidée en terre inconnue pour une avocate bourgeoise. Ruffin mentionne brièvement à la caméra qu’il ne souhaite pas sombrer dans le « folklore populaire ». Une bonne intention, certes, mais identifier un problème et en parler expressément ne suffit pas à l’effacer.
Le souci majeur que j’ai dès le départ, c’est que Ruffin nous présente sa démarche comme celle visant à faire découvrir à une avocate bourgeoise le monde ouvrier. Sauf que Sarah Saldmann n’est pas qu’une avocate bourgeoise, Sarah Saldmann est un personnage qui joue un rôle bien défini qui sert un agenda politique. Un rôle qui vise à choquer et faire passer pour modéré le discours de ses alliés libéraux et conservateurs. L’absurdité du personnage Saldmann est d’ailleurs assez frappante : Saldmann n’a « pas de casserole » et semble gênée dans une simple brasserie de province, un décalage absurde avec d’autres scènes où on la voit sortir du métro et parler de 20 000 euros par mois comme d’un horizon inaccessible. Le personnage Saldmann n’a pas besoin d’être cohérent, seulement d’être le plus agaçant possible. Alors quel intérêt de lui donner plus de place qu’il n’en a déjà ?
On pourrait arguer qu'elle n'est qu'un prétexte pour attirer l’attention sur le sujet du travail, et que « ce qui compte, c’est les gens », comme le dit Ruffin. Mais fallait-il vraiment recourir à Sarah Saldmann pour ce faire ? Ruffin a-t-il besoin de cette figure pour vendre un documentaire ? J’en doute.
Je n’irais pas jusqu’à dire que le film lui offre une tribune, mais il lui donne malgré tout une plateforme pour jouer son rôle d’élite caricaturalement méprisante, un rôle qu’elle interprète d'ailleurs parfaitement sous le regard, plus ou moins amusé, de Ruffin.
Ruffin constitue le deuxième problème de ce documentaire. Ce dernier est avant tout une mise en scène de la bourgeoise de droite par un bourgeois de gauche qui se plaît à mépriser la vulgarité de la bourgeoisie de droite. Une séquence illustre bien cette dynamique : lorsque Ruffin et Saldmann discutent de sa "wishlist" composée de sacs Hermès, de bijoux et de montres de luxe. Ruffin, qui feint de ne pas savoir ce qu’est un sac Hermès, s’amuse de la futilité de ces objets. Le problème est que, contrairement à l’image que Ruffin souhaite donner dans le film, son mode de vie est finalement plus proche de celui de Saldmann que de celui des autres protagonistes de son documentaire. Et si l’on prend plaisir à voir les travailleurs humilier Saldmann en l’inondant de réalité, la tentative de Ruffin sonne plus faux, d’autant plus qu’elle est condescendante envers les plaisirs matériels que les travailleurs eux-mêmes partagent. Sa remarque sur les sommes dépensées dans ces biens de luxe – « tous les gens qu’on pourrait aider avec cet argent » – frôle le degré zéro du discours politique.
En plus d’être méprisant envers Saldmann, ce qu’on peut aisément lui pardonner, le regard de la caméra prend parfois un aspect misérabiliste envers les autres protagonistes. Alors que tous parlent de leur fierté et refusent globalement de se plaindre face à la caméra, celle-ci va essayer de capter des scènes « touchantes » de pauvres qui s’amusent d’un rien, mais qui sont, on le ressent bien, assez ridicules dans les yeux de celui qui tient la caméra. Ruffin n’est pas méprisant comme l’est Saldmann, évidemment pas, mais la mise en scène misérabiliste a un côté assez dérangeant.
En résumé, « Au boulot » est un documentaire sur le monde du travail sans réelle innovation, réalisé par un bourgeois de gauche qui veut prouver sa supériorité morale sur la bourgeoisie de droite, tout en offrant une plateforme à l’une chroniqueuses politiques actuelles les plus détestables.
Créée
le 8 nov. 2024
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