A l’instar du professeur Eddie Jessup, dont la tête affublée d’une bulle de verre bardée de câbles apparaît derrière le hublot d’une cuve remplie d’un liquide dans lequel il est immergé, le spectateur est dès le début plongé dans ce film à l’ambiance très particulière. Une voix-off nous apprend qu’après avoir testé plusieurs de ses étudiants ayant eu des réactions désagréables, exaltantes ou même hallucinatoires, le professeur a décidé de tenter l’expérience sur lui-même. Une musique dissonante se fait alors entendre, tandis que les mots ALTERED et STATES –formant le titre original- se croisent sur la figure de Jessup au rictus de savant fou. Comme son confrère Jekyll avant lui, Jessup est prêt à donner son âme à la science. Il est obsédé par la recherche de la Vérité absolue, de l’Homme originel, quitte pour cela à avaler n’importe quelle potion à base de champignons hallucinogènes préparée par le chef d’une tribu mexicaine ancestrale. Rien ne saurait le détourner de cette obsession dévorante.
C’est dans cet état d’esprit qu’il fait la rencontre d’Emily, étudiante en éthologie, qui va, elle, avoir le coup de foudre pour le génial professeur. Même si ce-dernier parait tenir sincèrement à la belle, il considère toujours sa recherche de la Vérité avec un grand V supérieur à l’Amour avec un grand A et il le lui avoue en outre avec beaucoup de franchise. Son relatif désintérêt est d’ailleurs judicieusement rendu à l’image par l’utilisation d’ellipses montrant simplement leur première coucherie (lors de laquelle Jessup finira par ne parler que de ses recherches), l’acceptation au beau milieu d’une expérience de laboratoire de la demande en mariage d’Emily et Jessup faisant à peine attention à ses deux petites filles, occupé par une profonde discussion avec son collègue scientifique à qui il annoncera quelques instants plus tard sur un ton désinvolte qu’il a finalement décidé de quitter Emily, considérant que la vie domestique l’empêche de se consacrer pleinement à son travail. Il reste un an avant de finaliser le divorce, un an durant lequel Jessup part au Mexique rencontrer le chef indien qui doit l’introduire à une cérémonie psychédélique et lui révéler la recette du plus puissant hallucinogène au monde. La première prise le fait partir dans un trip au rendu visuel très réussi, composé d’images stroboscopiques, surimpressions, collages, déformations et autres techniques véritablement immersives. Le final de cette première expérience est aussi poétique qu’inattendu lorsque le déluge de visions se fige sur le corps nu d’Emily, couché, immobile, fixant Jessup qui se couche à son tour en position fœtal pour la regarder, une tempête de sable les réduisant tous deux peu à peu à l’état de poussière. Complètement subjugué par ce qu’il vient de vivre, désormais livré à lui-même et débarrassé de tout devoir marital à son retour aux Etats-Unis, le professeur va alors enchaîner les prises de drogues et les expériences contre l’avis de ses collègues aux méthodes bien plus pragmatiques.
C’est ainsi que Jessup en vient à se tester en cachette et que l’expérience va mal tourner. Les visions deviennent tellement prégnantes qu’elles vont jusqu’à transformer physiquement le professeur en primate. Tel celui décharné d’un zombie sortant de terre, c’est le bras velu d’un chimpanzé mutant qui pousse la porte en métal de la cuve, faisant basculer le film dans le genre horrifique. La crainte première est pourtant celle de le voir prendre un tournant que le maquillage des années quatre-vingts rendrait comique, voir ridicule. La séquence qui s’ensuit de chasse dans la ville, puis dans un zoo n’a au contraire rien perdue de son efficacité et reste prenante autant que surprenante jusqu’au dénouement qui voit Jessup passer quelques jours en prison après avoir été retrouvé endormi aux côtés du cadavre encore chaud d’une chèvre dépecée.
Cette expérience ne refroidie pas pour autant ses ardeurs et il lui faudra une dernière fois approcher la mort, atteindre les limites de la vie, parvenir au-delà du réel, pour qu’il se rende compte de l’absurdité de sa quête de Vérité absolue quand il n’y a d’autre vérité que celle de l’amour inconditionnel qu’Emily lui porte. Sous couvert d’une intrigue de folie scientifique hallucinogène rondement menée et visuellement impressionnante à laquelle est habilement mêlée l’histoire d’un homme qui a peur de s’engager et d’aimer simplement, le film a pour effet celui d’un mélange grisant.

JeanRumine
8
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le 20 janv. 2022

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JeanRumine

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