Critique rédigée en janvier 2018
C'est un beau roman,
c'est une belle histoire...
Quentin Dupieux, l'enfant terrible du cinéma français, acclamé par la nouvelle génération mais ignoré par une majeure partie du grand partie, possède la force unique de mettre au goût du jour le genre de l'absurde sur grand écran, genre littéraire de base et ayant connu la censure par dérogement aux règles théâtrales. Parmi une filmographie atypique, seul Wrong (2012) était connu de ma part, et bien qu'une telle mise en scène m'ait plu, il me manquait quelque chose de plus salé pour être pleinement convaincu par tout le génie du cinéaste new age.
Au poste!, son nouveau bébé, met en scène Louis Fugain (Grégoire Ludig, La Folle Histoire de Max et Léon), suspecté d'un meurtre réalisé près de son domicile. Le commissaire Buron (Benoît Poelvoorde) est chargé de l'interroger sur l'événement mais à partir d'ici, tout ne se passera pas comme prévu...
Pour un premier Dupieux vu en salles, Au poste! m'a flanqué une très jolie claque ! A mi-chemin entre "Oscar", Mulholland Drive et Polisse, le réalisateur-DJ nous propose une nouvelle fois de nous interroger sur le sens de la réalité et sur sa frontière et l'irréel, trois ans après Réalité (2015) avec Alain Chabat.
Pendant 73 minutes, il y met en scène une suite de situations cocasses, drôles et tragiques
(la mauvaise tenue du personnage de Poelvoorde, la lourdeur de ses mots et la fatalité s'amusant avec celui de Ludig en le rendant coupable, sans être rentré dans l'action, du meurtre d'un policier borgne chargé de sa garde dès le début du film)
Chacune d'entre elles étonne pour l'inédit du propos, qui va nous questionner sur ce qui provient de la psychologie des personnages
(en particulier Ludig, le personnage principal ; on s'intéresse beaucoup à ses pensées, notamment lorsqu'il narre le contexte du meurtre à Poelvoorde)
même si en fin de compte on ne sait rien d'eux. En fait, la bienvenue présence du rappeur Orelsan m'a fait penser qu'il s'agit presque d'une version à part de la série Bloqués: les deux personnages impliqués dans l'affaire ne peuvent se déplacer ailleurs qu'au poste, Philippe, le policier
mourant accidentellement en chutant sur une équerre allant droit dans son oeil,
est privé d'une partie de son visage à cause d'un caractère oculaire inné, l'empêchant de travailler convenablement ; Sylvain (Orelsan), le fils du commissaire Buron, parle de son suicide et Daniel (Vincent Grass), le concierge, est amnésique. Cette bassesse de l'âme n'est pas, une nouvelle fois sans rappeler le théâtre de l'absurde de Beckett: huis-clos, deux personnages présents sur scène lors de la trame principale, un débat sans fin, un décor dominé par
la Mort
et tout ce qui fait de l'Homme une créature n'ayant pas sa place sur terre.
Le tout est campé par des dialogues d'une rare qualité, allant jusqu'à égaliser voire largement dépasser ceux du Dîner de cons, Oscar et Le Prénom. Un savoureux délire dont il faut néanmoins atteindre la substantifique moelle, se révélant à la fin.
Effectivement, contrairement au reste de l'ensemble du film, on a affaire à un final à la fois inattendu et obscur:
l'idée de la scène théâtrale serait-t-elle la quintessence de l'absurdité de la vie courante ? "Seul, dans l'ombre, je suis comme monsieur tout-le-monde" diront deux des copains d'Orel, et sur ce, serait-on tous les jouets d'un destin nous dirigeant vers un faux-avenir et nous riant au nez, dans un monde ou chaque faute aura du poids sur le futur?
L'élément scénaristique du fer à repasser serait l'idée d'une vie détourné par un élément déclencheur déterminant le destin de Louis Fugain, "repasser" le minable de sa vie monotone à l'immeuble, mais sans pour autant l'en libérer. On s'attend d'abord à un simple twist "tout ceci n'était que du théâtre", mais l'arrestation de Fugain suggère le contraire. La vie a-t-elle vraiment un sens si elle est vécue de manière fade ?
En fin de compte, grâce à ses paradoxes, sa dissertation cachée sur l'énorme illusion qu'est la vie et tout le génie de la mise en scène et du dialogue, ce nouveau Dupieux est bel et bien la preuve que la comédie française est toujours en vie et qu'elle peut avoir une personnalité propre. Le mariage du genre gargantuesque avec le polar fait des merveilles et malgré la confusion inévitable ressentie pour certaines séquences, l'ennui ne vient jamais pondre son oeil.
Quentin, l'avenir de notre monde est entre tes doigts...