Je pourrais consacrer cette critique, un livre entier même, sur mon amour pour les frères Coen. Depuis la fin des années 80 ils imposent un style avec maestria, lorgnant aussi bien vers le thriller que la comédie ou le drame, l’accompagnant de fulgurances narratives inimitables. Leurs films imposent en tout cas une dérision grinçante, généreuse et cinglante qui se développe avec le plus de présence dans leurs odes à la bêtise. Et c’est paradoxalement lorsque leur verve humoristique prend le plus de place que la mécanique peut se trouver moins bien huilé : si « The Big Lebowski » (mon film préféré) et « O’Brother » comptent parmi leurs meilleurs films, « Intolérable Cruauté » et « Ladykillers » sont les maillons faibles de leur filmographie. Lorsqu’ils se complaisent à filmer la stupidité, les Coen peuvent lâcher prise sur tout le reste, et cela donne l’irrésistible « Burn After Reading » comme le fade « Ave, César ! ». Inutile d’invoquer plus longtemps leur glorieux passif : cette dernière réalisation déçoit, il est bien douloureux de l’avouer.
Le potentiel était pourtant là : un portrait vibrant et foisonnant d’Hollywood, celui des années 50. Et avec, s’il vous plaît, le plus grand casting de la filmographie des frères Coen : Frances McDormand, Tilda Swinton, Scarlett Johansson, Ralph Fiennes, Channing Tatum, Jonah Hill… Aucune de ces vedettes cités n’a pourtant un rôle consistant, seuls Josh Brolin et George Clooney ne jouent pas les figurants. Cette démesure vaine du casting est d’ailleurs à l’image du film : décousu et hautement digressif. Tel un « Avengers 2 » (qu’il m’en coûte de comparer un Coen à un Marvel !) « Ave, César ! » déploie tellement de personnages et d’enjeux que ceux-ci s’annulent entre eux, et rien ou presque ne marque l’esprit tellement l’impression d’assister à un spectacle improvisé plutôt qu’à une unité filmique maîtrisée est tenace. Il semblerait que Joel et Ethan n’aient pas voulu trier leur amoncellement d’idées génialement farfelues, et le trop-plein abruti presque le spectateur. La frustration est en tout cas indéniable : celle de voir germer une succession d’embryons de narration sans jamais les voir atteindre leur maturité. Toute la subtilité du cinéma des deux compères est pourtant de filmer l’immaturité humaine avec un regard corrosif, plein de cynisme mais surtout d’humanité : ici, il ne reste presque que le cynisme, le serpent se mord la queue.
Presque, car le personnage de Josh Brolin, central bien que noyé par les autres personnages, est le seul point d’ancrage à peu près stable du spectateur : son rôle de manager débordé, paternaliste et en proie au doute est d’une grande pertinence. L’intérêt du film se trouve aussi dans une mise en abyme constante, faisant jouer aux acteurs de cinéma des doubles-rôles : tandis que Scarlett Johansson doit adopter son propre fils pour échapper au scandale, qu’un acteur de western doit se reconvertir tant bien que mal en acteur de drame raffiné, que les scénaristes d’Hollywood intentent un complot communiste, Channing Tatum, acteur de comédie musicale se voit changer de bord et partir en sous-marin soviétique dans une scène qui fait enfin resurgir toute la précieuse grandiloquence des Coen.
Leur regard est finalement pétrit de tendresse pour cette industrie de l’ « entertainment » : mais à trop vouloir eux-mêmes divertir le spectateur, les Coen oublient qu’ils filment les coulisses d’une fourmilière humaine où derrière chaque vedette se cache une âme bien réelle. Même les cabotinages de George Clooney sonnent faux, à l’exception d’une scène de monologue superbement désamorcée. La morale de conclusion n’est finalement pas loin de contredire le reste du film, comme si les frères Coen, en choisissant le superflu comme horizon narratif, avaient oublié l’essence de leur démonstration.