Conte du Tati russe
À l'aune de cet unique film vu pour l'instant, il est extrêmement tentant de voir en le cinéaste géorgien Otar Iosseliani une sorte de Tati de l'époque soviétique. À creuser, mais on peut d'ores et...
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le 15 avr. 2020
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Avril est le film de fin d’études d’Otar Iosseliani, qui allait être amené à poursuivre sa carrière au cinéma jusqu’à aujourd’hui. Ce premier pas s’avéra toutefois peu encourageant puisque le moyen métrage fut interdit de distribution en URSS, la Géorgie appartenant alors à l’aire géopolitique de Moscou. Vingt ans après cet acte de censure, dans le troisième volume de Kinopanorama publié en 1981, l’écrivain Kora Cereteli explique : « Avril fut projeté un certain temps dans toutes les instances, où on le regarda avec perplexité, affligé que l’on était des moyens financiers jetés par la fenêtre ; on indiqua à l’auteur du film la voie de solutions bien rodées. Le jeune réalisateur, bien qu’ayant compris de lui-même qu’il avait commis une erreur, refusa de refaire le film. A la suite de cela, le film fut mis sous le boisseau jusqu’en 1974. » Il est piquant qu’on ait reproché au film, pourtant très sobre, d’avoir gaspillé les ressources qui lui étaient allouées alors qu’il se présente justement comme une critique de la nouvelle société de consommation soviétique. Or c’est justement cela qui a posé problème aux censeurs : la nostalgie archaïsante qui se dégage de ce film, l’apologie du retour à la terre, le refus du mode de vie moderne proposé (imposé) par le système, la résistance – plus poétique que politique – de villageois de l’ancienne Géorgie qui ne souhaitent pas être transformés en petits-bourgeois du nouveau monde « socialiste ».
Tout commence en effet dans un village géorgien pittoresque, tout en ruelles, en passages dérobés, en escaliers serpentant entre des petites maisons de pierre et de bois. Des joueurs de flûte en pantalons à bretelle avancent dans les rues, suivis par d’autres hommes portant des meubles. Deux amoureux, une jeune femme et un jeune homme, tentent de fleureter çà et là mais ils sont sans cesse interrompus et séparés par ces hommes affairés qui vont et viennent les bras chargés à travers le village. Postés face à face dans le vestibule d’une maison, devant la porte ouverte sur la rue, ils ne parviennent pas à s’embrasser car à tous moments passent des porteurs de tabourets qui leur jettent un regard sévère – une sévérité dont on ne sait pas bien si elle condamne leurs marques d’affection ou leur désœuvrement dans un moment où tout s’active autour d’eux. Pour trouver la paix les deux amants sortent du village et vont s’aimer dans un champ, à l’ombre d’un grand arbre à proximité duquel paissent les moutons. Mais pendant qu’ils folâtrent au cours de cette parenthèse bucolique, le progrès, qui lui ne s’arrête jamais, avance et sort le pays de son arriération : de grands immeubles sont bâtis, remplis d’appartements flambant neuf dans lesquels les villageois sont invités à s’installer. On les voit arriver au petit trot avec leurs meubles et prendre place dans leur nouveau lieu de vie. La caméra nous montre leur emménagement en filmant une façade d’immeuble, chaque fenêtre racontant une scène du quotidien comme sur le gaufrier d’une bande dessinée : une mère et sa fille, un haltérophile solitaire, une fanfare au grand complet qui s’apprête à répéter, etc.
Les tourtereaux se voient aux aussi attribuer un appartement, dans lequel ils s’aventurent timidement. Ils n’entrent pas seulement de plain-pied dans la modernité mais aussi dans la vie adulte : ils n’ont plus besoin de se cacher sous un porche pour s’enlacer, ils ont maintenant le droit de se mettre en ménage. Libres de s’aimer donc, car enfin seuls. Pourtant, à chaque fois qu’ils tentent de s’embrasser le gaz de la cuisinière s’allume, une ampoule s’illumine ou le robinet de la salle de bain se met à couler. On pourrait y voir une forme de magie : l’électroménager commandé non pas par le mouvement de la main mais par les baisers. Le sens de ces manifestations semble néanmoins être tout autre : ces instruments de la vie moderne, encore inconnus dans un village sans gaz ni électricité ni eau courante, viennent solliciter l’attention des amants et les détourner d’eux-mêmes. N’est-ce pas paradoxal s’agissant d’un confort censé leur simplifier la vie ? On sera moins surpris par cette interprétation si on pense aux nombreux discours critiques actuels qui mettent en cause les nouvelles technologies (internet, téléphonie mobile, etc.) en leur faisant le même reproche. Si, comme le laissent entendre certaines études, les couples très connectés et technologiquement très équipés de notre époque font moins l’amour que leurs parents, pourquoi les Géorgiens des années soixante n’auraient-ils pas subi un type d’aliénation similaire ?
Les deux amants peinent à trouver leurs marques dans cet appartement vide et silencieux. On les voit assis sur le parquet, mutiques et désœuvrés. Ailleurs dans l’immeuble, les voisins multiplient les allers et retours et ramènent à chaque fois de nouveaux meubles dont ils parent leurs logis, mais cette activité frénétique semble ne pas intéresser nos héros. Pour répondre à la demande et fournir tout ce mobilier, les bûcherons doivent se résoudre à abattre le grand arbre sous lequel les deux amants s’étaient retrouvés au début du film – la nature, dans une société d’abondance, n’a pas à être bucolique : on la somme de nous fournir le superflu. Plus les appartements se remplissent et plus les habitants craignent les voleurs, aussi multiplient-ils le nombre de cadenas sur leurs portes. Espionnant par la serrure d’un appartement, la caméra nous montre un couple de personnages âgés occupés à épousseter des verres, des vases et des coupes, sans échanger un mot. Agacé de ne pas voir le jeune couple suivre le mouvement général, un voisin dépose un jour chez eux un fauteuil. Le découvrant à leur retour les deux locataires sont très surpris et ne paraissent pas trop savoir qu’en faire. Leur voisin vient pourtant de semer une graine : dorénavant, chaque jour, les deux amants vont ramener un autre meuble chez eux, encombrant bientôt leur appartement au point de ne plus pouvoir y circuler. Lit, tables, sofas, vaisseliers, frigos, fauteuils : leur logis est devenu un capharnaüm d’objets envahissant leur espace. Cette impression d’invasion est renforcée par leur habitude d’enclencher simultanément tous les appareils bruyants : l’aspirateur, le ventilateur, le téléphone, le fer à repasser, le rasoir électrique… Loin de servir aux tâches du quotidien, ces gadgets semblent n’avoir d’autres fonctions que de meubler par leur raffut machinal le silence de ces vies atomisées dans des cases d’immeuble. Puis les héros, eux aussi, comme leurs voisins, se mettent à épousseter des verres pour passer le temps et à fixer des cadenas sur leur porte. Une scène au montage rapide nous les montre, à chaque plan, vêtus et apprêtés différemment : l’homme alterne les chemises, la femme varie les robes et les coiffures, cette succession vestimentaire symbolisant en quelques minutes, par un effet d’accélération, le trop-plein des accessoires, le vertige de l’accumulation. Il est d’ailleurs intéressant qu’à l’exception de cette scène mettant l’accent sur les vêtements, les objets possédés se résument dans ce film à des meubles, marquant nettement la différence que Michel Clouscard avait théorisé entre biens d’équipement et biens de consommation.
Ne vivant plus que pour leurs objets sans vraiment savoir qu’en faire, nos héros ont perdu leur joie de vivre. Un jour la jeune femme casse une assiette, provoquant une dispute avec son compagnon. Pour la toute première fois du film on les entend parler. Ils s’invectivent en géorgien, le dialogue n’est pas sous-titré mais ça n’a pas d’importance : on comprend qu’ils se réprimandent mutuellement. Car, il m’aurait peut-être fallu le mentionner dès le début de cette chronique, Avril est, à l’exception de cette séquence, un film muet. Précisons : muet et resonorisé. La bande-son, qui met à l’honneur quelques musiques géorgiennes, fait surtout la part belle aux bruitages : chuintements, portes qui claquent, frottements de fauteuils trainés sur le parquet, bruits d’appareils électroménagers, grincements ajoutés artificiellement au mouvement des corps pour signifier leur réification, leur assimilation à l’ordre des objets. Dans un entretien accordé à la revue 24 Images (n°66, avril-mai 1993), Iosseliani explique : « J'essaie d'éviter de donner trop de poids à la parole parce que, selon les règles qui me plaisent, le cinéma compréhensible sans dialogues est plus cinématographique que le cinéma parlant. Quand les gens parlent, j'essaie de rendre les dialogues plus ou moins efficaces pour qu'ils ne soient pas porteurs d'un contenu important qu'il faut comprendre sémantiquement pour pouvoir suivre le film. D'un autre côté, ils doivent parler d'une manière qui décrit leur personnage, leur mentalité, leur appartenance à telle ou telle couche sociale, leur caractère personnel, etc. Plutôt, c'est la voix de l'artiste qui m'intéresse, la façon dont il doit parler. »
C’est à la faveur d’une panne d’électricité, plongeant l’immeuble dans le silence, que les deux amoureux se réconcilieront. Ils regardent la photographie de leur ancienne maison, fixée sur le mur, et sont pris de nostalgie. Ils retournent alors dans leur ancien village, désormais désert, et déambulent dans les rues tortueuses, filmés au ralenti. Ils comprennent ce qui leur manque, ou plutôt ce qu’ils ont en trop. De retour dans leur appartement ils jettent par la fenêtre tous leurs meubles, qui viennent se briser au pied du bâtiment. Puis ils se retrouvent devant la souche de l’arbre qui abrita leurs premières amours et du bois duquel on tira tout ce mobilier inutile, et là ils peuvent enfin s’embrasser. Ce type de critique anti-consumériste peut paraître assez banale aujourd’hui ; elle l’est beaucoup moins lorsqu’on la replace en 1961 et qu’on réalise que la société de consommation qu’elle met en accusation n’est pas celle issue du monde capitaliste mais celle née dans le bloc socialiste et présentée par les autorités soviétiques comme la démonstration de la viabilité et de la réussite du modèle économique à l’œuvre. Ce message qui, aujourd’hui, nous évoque les idées de simplicité volontaire et pourrait passer pour écologiste, était suspect dans l’URSS de l’époque de porter une charge réactionnaire puisqu’il opposait le mode de vie villageois traditionnel à la normalisation des grands ensembles immobiliers. Aussi, comme réquisitoire contre l’urbanisme moderne et l’accumulation indéfinie et absurde des objets, Avril n’a pas pris une ride. Il est peut-être moins subversif qu’hier mais il n’en est pas moins pertinent.
Le film est disponible gratuitement sur le site de la Cinémathèque française.
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le 16 févr. 2021
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