Hollywood n’en finira donc jamais de se raconter. De se mythifier. D’aspirer à la mise en abyme. Mais avec à l’esprit, toujours, cette obsession d’y exposer ses propres limites. D’y révéler, à travers son histoire et les époques, ses propres turpitudes. D’Une étoile est née aux Ensorcelés en passant par Sunset Boulevard, The player ou Mulholland Drive, Hollywood aime à se repentir, à se flageller, mais si possible avec classe. Damien Chazelle a sorti le fouet à son tour, bien décidé à cravacher dur l’usine à rêves dans un déferlement incessant de bruit et de fureur, de grandeur et de décadence. D’ailleurs Babylon, comme pour être sûr que les spectateurs comprennent où ils ont mis les pieds, débute avec la scène d’un éléphant déféquant des litres de merde sur un pauvre homme, et le film, par la suite, ne sera pas avare d’excréments, d’urine et de vomi. La décadence donc.

Chazelle se permet, se déchaîne, se donne corps et âme pour cette œuvre monstre en surrégime pendant trois heures et qui rappellera, si on veut, la vigueur d’un Paul Thomas Anderson des débuts (on pense beaucoup à Boogie nights) ou d’un Scorsese des grands jours (Casino évidemment). Cette énième vision d’un Hollywood vorace, glamour et dangereux, à la fois piste aux étoiles et fond du gouffre, voire pied dans la tombe, s’inscrit ici dans la destinée de plusieurs personnages (Nellie, la starlette débridée qui débute, Jack, l’acteur star sur le déclin, Manny, le Mexicain débrouillard qui veut réussir et Sidney, le jazzman afro-américain confronté au racisme) chacun avec sa spécificité, chacun avec une fonction attendue, trop délimitée dans la réflexion et la progression du récit.

Car c’est là sans doute le principal défaut du film, le hic qui vient gâcher la fête : une écriture des personnages comme passée à la trappe (en particulier pour Manny, et surtout pour Sidney qui, au demeurant, hérite d’une des scènes les plus réussies, et cruelles, du film) et qui les réduit à des figures un rien stéréotypées, attachantes c’est sûr, mais sans réelle aspérité ni consistance, égarées dans la démesure, bouffées toutes crues par la mécanique très "show must go on" du film. Parce que l’on sent Chazelle littéralement dévoré par cette envie de, d’abord, privilégier le spectacle, l’outrance sur tout, l’épuisement tout le temps, orchestrant la presque moitié des scènes de son film sur un effet itératif de débauche d’énergie et de montée en puissance jusqu’à leur achèvement quasi orgasmique.

Il faut donc accepter ce postulat, consentir à l’excès permanent pour se laisser happer, griser par Babylon. Et faire son deuil d’un supplément de profondeur dans les thèmes que Chazelle aborde avec la délicatesse d’un éléphant (on y revient) flânant dans un magasin de porcelaine. Le programme, à l’image d’un film visuellement foisonnant, est fourni : les ambitions (passées et à venir), les illusions (qui se ramassent à la pelle), les succès, les drames et les échecs, et le passage du muet au parlant chamboulant à jamais les fondements et prospectives de tout un système de production (modifiant la façon de jouer, imposant des contraintes de tournage, brisant des carrières même…). Une (r)évolution technique qui, au fil des décennies et de chefs-d’œuvre déifiés, allait en appeler d’autres, et que Chazelle tient à rappeler (et à honorer) lors d’une séquence finale dont on comprend l’intention, mais qu’on aura le droit de trouver maladroite (ou pire). On ne lui en voudra pas (tellement) parce que Babylon, tout en n’oubliant pas de tirer à boulets rouges sur Hollywood et ses travers, dégueule d’amour de et pour le cinéma.

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le 6 févr. 2023

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