Voilà, je me décide enfin à rédiger la critique de l'un de mes films préférés, une oeuvre tour à tour provocante, déconcertante et sublime.
En 1992, sortait donc "Bad Lieutenant", drame policier de facture néo-noir (terme trouvé à la fin des années 80 pour désigner toute une série de films américains reprenant des éléments techniques ou thémathiques propres au film noir des années 30) traitant de la tentative de rédemption d'un flic pervers, toxico, alcoolo et corrompu jusqu'à l'os; bref, l'incarnation du mal absolu.
Avec ce film, le réalisateur Abel Ferrara (à la réputation tout aussi sulfureuse) utilise les codes du polar pour mieux s'en détourner et livrer ce qui apparaît comme un véritable film d'auteur, posant notamment la question de savoir si, après avoir passé sa vie à faire le mal, il est encore possible d'atteindre le pardon et la rédemption. En optant pour une approche christique (le "bad lieutenant" se décrit comme fervent catholique, plusieurs scènes-clé du film se déroulent dans une église, le lieutenant, dans ses moments de "trip", se prend pour Jésus lui-même), Ferrara décrit donc les déambulations d'une sorte de Judas des temps moderne, réduit à l'état d'épave et abîmé physiquement et psychologiquement par les drogues dures et l'alcool, sur fond d'une enquête (une nonne violée et agressée par deux jeunes délinquants) qui au final intéresse fort peu le spectateur comme le réalisateur, qui peut être vu comme étant un contrepoint volontaire aux films policiers classiques.
Dans le rôle du personnage-titre, le comédien américain Harvey Keitel est tout bonnement magistral. Incarnant avec un naturel désarmant et inquiétant ce personnage violent et paumé, Keitel se donne corps et âme à son personnage que la caméra de Ferrara ne lâche pas d'une semelle, insistant même sur ses outrances (raquets, prises de drogue, agressions verbales à caractère sexuelle) afin de faire comprendre que ce personnage ne semble avoir aucun espoir de rédemption, le mal est fait, le lieutenant est voué à la mort et à l'oubli, comme l'attestent les nombreux plans éloignés nous le montrant déambuler seul dans la rue, l'église et même sa voiture.
Fort silencieux par moments et volontairement désinvolte sur le plan scénaristique (il s'agit avant tout de la quête de rédemption d'un individu mauvais, l'intrigue de la nonne violée passe donc au second, voir même au troisième plan, malgré sa résolution finale), "Bad Lieutenant" est donc un film qui souhaite avant se jouer des conventions hollywoodiennes classiques, en insistant notamment sur un environnement lugubre et sale (rarement les bas quartiers new-yorkais auront été montré de manière aussi sordides et dégoûtants) quitte à provoquer le malaise et en mettant en scène toute une faune semblable au lieutenant (prostituées, junkies, dealers, délinquants, violeurs). Ferrara souhaitait faire un film à l'image de son personnage principal et force est de constater que c'est réussi !
Certes, le film n'est pas toujours facile à regarder de par son aspect hyper réaliste et volontairement choquant mais malgré tout, il est splendide, magnifique même. La manière dont Ferrara a su capter la crudité et la violence à la fois humaine et sociale, en en faisant le dernier vestige de ce qui reste de vie à un homme presque anéanti et surtout, en choisissant de ne pas prendre parti en faveur de son personnage, fait donc de "Bad Lieutenant" un authentique chef d'oeuvre du cinéma américain contemporain, un film choc et poignant, mélancolique et touchant, dont l'interprétation hallucinante et halluciné de son génial comédien ainsi que la patte réaliste et sombre de son réalisateur élève au rang d'objet de culte.
A voir, si ce n'est déjà fait !