Film très agréable de Raoul Walsh, surprenant de vie et de complexité pour un film des années 50, Barbe-Noire le pirate est à apprécier non comme un film de reconstitution mais comme un film de fiction.
Du faux Barbe-Noire ...
Le film sur Edward Teach, réalisé par l'un des plus impressionnants pirates du cinéma - bandeau oblige ! - ne raconte pas la véritable histoire de Barbe-Noire.
On peut découvrir cette dernière dans l'excellente Histoire générale des plus fameux pirates de Daniel "Johnson" Defoe, chapitre 3.
Dans le même temps, le film de Walsh est un film américain des années 50. J'entends par là qu'il appartient à une catégorie de films connus pour romancer l'Histoire afin de la rendre et plus charmante et plus spectaculaire. Cette distance prise avec le passé réel tient donc de l'horizon d'attente des spectateurs.
La question qui se pose n'est alors pas celle de la fidélité aux événements historiques mais celle de la valeur de l'enjolivement fictionnel.
Alexandre Dumas, pourtant coutumier du fait, posait déjà cette question en réaction à une pièce d'Alfred de Vigny, La Maréchale d'Ancre, dans le tome 5 de ses Mémoires: " Au reste, je suis de l’avis de l’auteur [Vigny, Ndc] ; je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire qu’une œuvre d’art ait toujours, pour autorité, « un parchemin par crime, et un in-folio par passion ». Il y a longtemps que j’ai dit qu’en matière de théâtre, surtout, il me paraissait permis de violer l’histoire, pourvu qu’on lui fit un enfant ; mais faire tuer Henri IV par Concini, sans autre but pour Concini que de régner, après la mort du Béarnais, par la reine et sur la reine, c’est donner une bien petite raison à un si grand crime".
Pour faire simple et bref, la question que se pose Dumas c'est dans quelle mesure peut-on se permettre de donner dans l'uchronie? Et sa réponse semble être dans la mesure où cela la rehausse ou la rend agréable à suivre aux yeux du public.
Dans le cas de Barbe-Noire, la question est effectivement intéressante. Edward Teach et Barbe-Noire sont-ils vraiment la même personne? Le premier est l'homme, le second est le mythe. Et, bien que l'homme ait stratégiquement beaucoup apporté à son mythe, le mythe a dépassé depuis longtemps l'homme.
Ainsi, ses vie et mort sont-elles souvent différentes dans les fictions de celles, pourtant déjà plutôt exceptionnelles, que décrit le Capitaine Johnson dans son ouvrage consacré aux pirates. L'exemple le plus récent étant celui de la série Black Sails qui voit mourir Barbe-Noire dans des conditions proches de sa mort réelle mais différentes dans ses détails et ses protagonistes.
La série Crossbones lui invente un look insolite et une histoire qui plagie mal le film de Raoul Walsh.
Quant à Pirates des caraïbes 4: la Fontaine de Jouvence, le malheureux pirate y est condamné par prophétie à être tué par le capitaine Barbossa, le célèbre rival de Jack Sparrow dans la saga Pirates des Caraïbes.
Le film de Walsh prend le parti du mythe, offrant une fausse mort à Barbe-Noire puis une véritable mort des plus choquantes et étouffantes. Trahi par son propre équipage, il finit ensablé et noyé à la fois.
L'ensemble du film s'ingénie à lui faire rencontrer d'autres pirates célèbres ... qu'il n'a jamais rencontré et cela pour faire du film un beau film de pirates qui mélange les mythes des différents pirates pour créer une intrigue d'or.
Ainsi, Barbe-Noire entre-t-il en scène non à bord de son célèbre Queen Anne's Revenge mais à bord du Bristol Queen, censé être le Whidaw de Samuel Bellamy. Son capitaine, "Black Sam", en réalité perdu en mer puis condamné à la potence trois ans plus tard, est ici victime de Barbe-Noire qui le fait pendre et lui dérobe son navire. Barbe-Noire qui vient donc de tuer un autre pirate légendaire cherche à fuir Port-Royal. Ce haut-lieu des romans de piraterie se voit doter d'un gouverneur assez particulier, puisqu'il s'agit d'un autre pirate célèbre devenu corsaire: Henry "Bloody" Morgan.
Pour permettre ce duel haut en couleur opposant deux figures majeures de la piraterie, Walsh oublie volontairement que si Morgan a bien été gouverneur à Port-Royal, il y est mort en 1688, soit lorsque Teach fêtait ses huit ans et n'était pas encore pirate.
Un bel exemple de transgression de la réalité historique à des fins romanesques qui peuvent plaire comme déplaire. En tous cas, Walsh semble avoir retenu la leçon de Dumas.
A l'image du personnage de Linda Darnell, le célèbre "Ange d' Holywood", héroïne du Signe de Zorro et femme forte qui ne rechigne pas à se sauver seule en sautant des bateaux en pleine mer et qui tient la dragée haute à Barbe-Noire qu'elle est la seule à ne pas craindre. La belle tire même à bout portant sur le pirate qui ne doit sa vie qu'à un pistolet déchargé.
Le personnage, inexistant dans la réalité, sert de lien entre les deux pirates et le héros qui s'oppose à eux.
Ce héros est lui aussi un personnage célèbre: il s'agit de Robert Maynard, lieutenant du Pearl. Rien de moins que celui qui tua Edward Teach !
C'est là que le "viol" devient peut-être "un si grand crime": le héros téméraire et infatigable devient un jeune premier qui se fait passer pour un médecin afin d'infiltrer le Bristol Queen et de dérober des documents témoignant d'une relation d'affaires entre Morgan et Teach. Amateur d'espions et d'agents secrets, j'avoue aimer ce choix mais comprendre qu'en plus de ne pas plaire à tout le monde, il ne rend pas justice au véritable Robert Maynard.
Dans le film, il ne tue pas Barbe-Noire mais se contente de le regarder se faire torturer et laisser pour mort par ses mutins.
On est bien loin du jeune homme courageux qui ose affronter Barbe-Noire qui menace de ne lui faire aucun quartier, loin du stratège qui a su faire croire à l'équipage du Queen Anne's Revenge qu'il dépassait le sien en nombre pour révéler sa supériorité qu'au bon moment de la bataille !
... au véritable Edward Teach !
Pourtant, tout n'est pas fiction dans Barbe-Noire le pirate.
Bien qu'anachronique, l'histoire de Bloody Morgan est relativement bien respectée.
Le choix de Maynard espion free-lance à la recherche de documents témoins d'une collaboration entre Morgan et Teach rappelle les correspondances trouvées sur le Queen Anne's Revenge qui ont permis de condamner le Gouverneur Charles Eden et son secrétaire-percepteur, convaincus d'alliance à but lucratif avec Barbe-Noire.
Mais le plus intéressant reste l'influence sur le film du récit du duel de Barbe-Noire seul face à Maynard et ses douze hommes et de la description tant physique que psychologique du célèbre forban dans le livre de Defoe.
En effet, l'ultime combat de Teach, qui lutte le ventre troué de balles et lardé de coups de lames, est reconstitué dans ce film, Maynard et ses hommes remplacés par les mutins du Bristol Queen.
De même, la description que Defoe rend de Barbe-Noire semble avoir inspiré les costumes et maquillages de Robert Newton: "Cette barbe était noire et il l'avait laissée pousser jusqu'à atteindre une longueur extravagante. (...) il avait accoutumé de l'entortiller en petites nattes à l'aide de rubans, comme nos perruques Ramillies". Ce qui n'est pas sans rappeler les rubans rouges du postiche de Newton.
On regrettera que Walsh n'ait pas pris en compte ce passage de la description: "Il fixait sous les bords de son chapeau deux mèches allumées qui, brûlant de chaque côté de son visage aux yeux féroces, en faisaient une figure si épouvantable que l'imagination ne saurait concevoir une Furie de l'enfer sous un aspect plus terrifiant".
C'est que Walsh compte sur le jeu d'acteur de Robert Newton, né pour jouer les pirates, célèbre interprète de Long John Silver par deux fois au cinéma et bien d'autres reprises à la télévision dans une série éponyme, pour rendre à la perfection le caractère changeant, tantôt bon prince, tantôt colérique et suspicieux, et la tendance alcoolique du célèbre pirate.
Résultat: un excellent Barbe-Noire, bien au-dessus des pâles Peter Ustinov, Ray Stevenson, John Malkovich et autres barbes nègres !
Un bon divertissement, introduction plaisante et uchronique d'une conception réaliste du monde de la piraterie, à voir avec des yeux d'enfant ou de poète.